mardi 7 avril 2009

Le roi des Aulnes - Michel Tournier

6 mai 1938 !

Ce matin, à la une de tous les journaux, s’étalent les portraits du nouveau cabinet ministériel. Etonnante et patibulaire galerie ! La bassesse, l’abjection et la bêtise s’incarnent diversement en ces vingt-deux visages — qu’on a déjà eu l’occasion d’admirer vingt fois dans d’autres “combinaisons”. La plupart faisant partie d’ailleurs du précédent ministère. Il faut que tu songes à une “constitution sinistre” dont le préambule comporterait les six propositions suivantes :

1- La sainteté est le fait de l’individu solitaire et sans pouvoir temporel.

2- [Ceux qui exercent le pouvoir politique] prennent sur eux toute l’iniquité du corps social, tous les crimes qui sont commis chaque jour en son nom. C’est pourquoi l’homme le plus criminel d’une nation est celui qui occupe la position la plus élevée dans la hiérarchie politique : le président de la république, et après lui, les ministres, et après eux tous les dignitaires du corps social, magistrats, généraux, prélats, tous symboles vivants du magma boueux qui s’appelle l’ordre établi, tous couverts de sang des pieds à la tête.



3- A ces effrayantes fonctions, les organes répondent par un ajustement parfait. Pour satisfaire au plus abject des métiers, une sélection à rebours se charge de trier sur le volet des équipes qui constituent le sublimé d’ordure le plus quintessencié que la nation puisse offrir. Il est établi […] qu’un conseil d’administration, un état-major, la réunion d’un corps constitué quelconque, sont autant de ramassis crapuleux qu’un homme moyennement honnête ne saurait fréquenter.

4- Dès l’instant qu’un homme fait la loi, il se place hors la loi et échappe du même coup à sa protection. C’est pourquoi la vie d’un homme exerçant un pouvoir quelconque a moins de valeur que celle d’une blatte ou d’un morpion. L’immunité parlementaire doit faire l’objet d’une inversion bénigne qui en fera le droit pour chaque citoyen de tirer à vue et sans permis de chasse sur tout homme politique se présentant au bout de son fusil. Chaque assassinat politique est une œuvre de salubrité morale
[…]

5- Il conviendrait d’ajouter à la Constitution de 1875 un article aux termes duquel tous les membres d’un gouvernement renversé seront passés par les armes sans recours ni délai. […] Cette disposition aurait le triple avantage d’éponger la sanie la plus cadavéreuse de la nation, d’éviter le retour des mêmes têtes dans les gouvernements successifs, et d’apporter à la vie politique ce qui lui manque le plus : le sérieux.

6- Tout homme doit savoir qu’en revêtant volontairement un uniforme quel qu’il soit, il se désigne comme créature [du mal] et encourt la vengeance des honnêtes gens.


13 mai 1938

[…] La domination [du pouvoir corrompu] sur les villes se manifeste entre autres signes par les innombrables avenues, rues et places consacrées à des militaires de carrière, c’est-à-dire à des tueurs professionnels. Le haut lieu de ce culte est l’hôtel des Invalides qui dresse sur Paris sa grosse bulle d’or gonflée par les émanations de la Charogne Impériale et des quelques tueurs secondaires qui y pourrissent. Même le stupide massacre de 14-18 a ses rites, son autel fumant sous l’Arc de Triomphe, ses thuriféraires, comme il a eu ses poètes, Maurice Barrès et Charles Peguy, quimirent tout leur talent et toute leur influence au service de l’hystérie collective de 1914 […]
Écrits sinistres d’Abel Tiffauges,
personnage du roman "Le Roi des Aulnes"

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