En quarante-quatre ans d'existence, il y a au moins une
chose que
j'ai apprise sur les filles de treize ans. Cette chose, je la connais pour avoir été l'une de ces
adolescentes, et aussi la sœur, l'amie et l'ex-amie
de plusieurs autres.
Les filles de treize ans vivent dans deux mondes séparés. Citoyennes
de ces deux mondes aussi différents l'un de l'autre que, par exemple, la Croatie et
la Papouasie Nouvelle-Guinée, Mercure et Saturne, elles circulent entre eux
avec autant de facilité qu'entre les deux rives du Golden Gate Bridge, quand
ce n'est pas l'heure de
pointe, ou entre North Beach et la Cité de la Splendeur
matinale. Même plus facilement pour ce qui est de ce trajet-ci, maintenant que j'y pense.
En partie, une fille de treize ans est encore une enfant,
capable de
s'amuser comme une folle à enflammer de l'herbe dans une boîte de conserve ou de se tordre de rire en voyant la
mine du voisin dont elle a tiré la sonnette
ouvrir sa porte pour découvrir qu'il n'y
a personne. Les filles de treize ans peuvent vraiment croire que la seule raison qui les empêche d'épouser John
Travolta, c'est qu'il a déjà une
petite amie, que si Peter Frampton le rockeur se fait couper les cheveux, c'est une tragédie, et que recevoir le coup de
fil de tel garçon — ou de telle fille — est la chose la plus merveilleuse qui
leur soit arrivée. Les filles de treize ans croient aux pères héroïques et aux
méchantes belles-mères. Aux paroles des chansons, aux conseils de leurs amies
du même âge — et aussi que leur premier amour durera toute la vie.
Leur corps
(en tout cas le mien, à l'époque) peut ressembler davantage à celui d'un garçon
qu'à celui d'une fille, mais ce qui se passe à l'intérieur n'est absolument pas
comparable. L'utérus se remplit de sang. Le désir d'une étreinte peut se révéler
aussi brûlant que le feu.
Et puis il y a tous ces œufs — une provision pour
toute leur vie de femme, leur dit-on — entassés dans leurs ovaires depuis leur
naissance, dans l'attente que leurs autres organes arrivent à maturité, et
qu'elles puissent les couver. Une fille de treize ans sait cela : son corps
peut fabriquer un bébé. Simplement qu'est-ce qu'elle en ferait ? Une partie
d'elle-même aime toujours jouer à la poupée. Une autre est fascinée par ce
nouveau don. La troisième : horrifiée.
La fille de treize ans déteste sa mère.
Adore son père. Déteste son père. Adore sa mère. Alors quoi ?
Les filles de
treize ans sont grandes et petites, grosses et maigres. Ni l'un ni l'autre, ou
les deux. Elles ont la peau la plus douce, la plus parfaite, et parfois, en
l'espace d'une nuit, leur visage devient une sorte de gâchis. Elles peuvent
pleurer à la vue d'un oiseau mort et paraître sans cœur à l'enterrement de
leurs grands-parents. Elles sont tendres. Méchantes. Brillantes. Idiotes.
Laides. Belles.
Quant au sexe... Le sexe est une chose répugnante, effrayante
et irrésistible. Une fille de treize ans ne veut pas penser au sexe. Elle ne
pense qu'à cela.
Pour elle, tout est tragique. Sa sensibilité est dix fois plus
exacerbée que celle des adolescentes de quinze ans et des gamines de dix ans.
Avoir ses règles — ou ne pas les avoir, comme ce fut mon cas —, c'est posséder
le plus mystérieux des secrets. On peut donc se balader, comme si rien
d'inhabituel ne se passait, alors que tout ce sang coule entre vos jambes ?
Personne ne dit rien. Elle seule le sait.
Elle ouvre les tiroirs des gens chez
qui elle fait du baby-sitting à la recherche de l'attirail contraceptif — détache
l'emballage d'un préservatif et souffle dedans jusqu'à ce qu'il explose, puis
le fourre dans sa poche, ni vu ni connu — et si elle trouve dans la penderie
une robe ou un corsage qui l'intéresse, elle peut même l'essayer.
Elle ment. Un
jour, elle raconte à une copine de classe qu'elle est le premier bébé au monde
né à la suite d'une fécondation in vitro. (Elle a remonté sa petite culotte
au-dessus de la taille, si bien qu'en soulevant sa chemise, elle en donne la
preuve. Tu vois, pas de nombril. L'autre a treize ans elle aussi, alors elle la
croit.)
Elle envoie un mot (anonyme, naturellement) au garçon le plus
impopulaire de sa classe, lui disant qu'elle sait qu'il a mouillé son pantalon
l'autre jour dans le bus quand ils rentraient de balade. Elle peut être méchante
à ce point. Mais elle est aussi capable de faire preuve d'une grande
gentillesse. Dans ce même bus, elle s'est assise à côté de la fille handicapée
mentale, celle qui bave.
La fille de treize ans peut à la fois croire aux
messages transmis par la planche Ouija ou aux déclarations d'amitié de
quelqu'un qui, le lendemain à la cafétéria, passera à côté d'elle sans lui dire
un mot, et également manifester le jugement d'une femme adulte ou même d'un
sage. Sinon le jugement, plutôt le don inquiétant, comme celui des animaux,
d'entendre ce que personne d'autre qu'elle n'entend — une sensibilité qui
l'emporte sur tout le reste —, une particularité que quelques années de plus,
voire juste quelques mois, remiseront au royaume des souvenirs.
Son savoir,
quand il lui arrive d'y avoir recours, n'est pas du même ordre que celui des mères
ou des grands-mères, qu'elles ont acquis au fil des années vécues sur la planète
Terre. Ce que sait une fille de treize ans lui vient d'une galaxie toute différente
: un sixième sens en quelque sorte, à moins qu'il ne s'agisse d'une acuité
particulière des cinq sens, avant l'engourdissement probable. (Avant que le
train-train de la vie quotidienne ne l'ait rattrapée. Qu'elle n'ait appris à étouffer
ses émotions les plus fortes, à anesthésier ses terminaisons nerveuses, pour
tenir jusqu'au bout de la journée.)
Le savoir d'une adolescente de treize ans
n'est pas le produit d'un apprentissage, mais d'une aptitude : entendre des
sons suraigus audibles seulement par des chiens, percevoir des formes en 3-D
sans l'aide de lunettes spéciales. Comme le don que possède un aveugle
d'entendre une personne entrer dans une pièce, bien qu'elle ne fasse aucun
bruit, et de la reconnaître. De juger si elle est digne de confiance ou non.
Mais il lui arrivera aussi de faire confiance à des gens qui ne le méritent
pas. Et ils seront nombreux.
Dans ce monde confus, elle a besoin de simplicité,
d'où sa prédilection pour les tubes sentimentaux, pour les rock stars, les
marques, les horoscopes. Il lui faut des héros et des méchants, et si aucun ne
se présente, elle les crée, ou investit de ce rôle les candidats les plus évidents.
Une mannequin photographiée dans la revue Seventeen ou le joueur vedette des
Boston Celtics. Un chanteur dont elle connaît le répertoire par cœur. (Elle
articule les paroles devant son miroir.) Une religieuse qui consacre sa vie aux
enfants affamés d'Afrique. Anne Frank. Amelia Earhart. Les Drôles de dames.
Il
lui faut de la tragédie, du danger, et si la vie ne lui en offre pas, elle
invente des situations susceptibles de les lui procurer. Par exemple, déclencher
une bagarre avec une copine, ou lancer la rumeur qu'un garçon de sa classe
(elle ne peut pas le voir en peinture ; elle ne pense qu'à lui) est amoureux
d'une autre fille de treize ans, pour laquelle elle éprouve des sentiments tout
aussi ambigus.
Sauf cas exceptionnels, et pendant un bref laps de temps —quelques
mois, quelques jours, voire une seule fois —, elle se découvrira un pouvoir
exceptionnel. Quand tant de choses lui arrivent, que des substances chimiques
inondent son corps, aussi puissantes que des drogues, il se peut qu'un éclair
l'ébranle tout entière, aveuglant, inexplicable, d'une intensité telle qu'elle
n'en connaîtra jamais l'équivalent, surtout parvenue à l'âge censé être celui
de la maturité et de la sagesse. (À supposer que nous l'atteignions un jour. De
toute façon, plus rien ne nous paraîtra aussi évident, aussi absolu que lorsque
nous avions treize ans.)
Néanmoins, un problème se pose : capable de voir des
choses bien réelles tapies sous la surface — entendre des paroles qui
n'existent que dans la tête de ceux qui les profèrent, deviner ce que ces gens
savent et ce qu'ils envisagent de faire à ce propos —, cette adolescente est
tout aussi capable d'en voir d'autres, qui ne sont que des créations de son
imagination extraordinaire et hyperactive.
Dans l'un et l'autre cas, elle croit
à ce qu'elle perçoit avec la conviction farouche et inébranlable que rien dans
l'histoire de l'univers n'a jamais été aussi vrai, réel ou important. Réalité
ou leurre, elle ne fait pas la différence.
Cela, je le sais parce que j'ai été
cette adolescente…
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