dimanche 14 septembre 2025

La prochaine fois, le feu – James Baldwin (1963)

 

Qu’aux yeux des Noirs américains les pécheurs aient toujours été blancs, c’est là une vérité sur laquelle il n’est pas besoin de s’attarder et chaque Noir américain en conséquence est menacé de paranoïa. Dans une société qui vous est absolument hostile et qui par sa nature même semble résolue à vous persécuter, qui a persécuté tant des vôtres dans le passé, en persécute un si grand nombre chaque jour, il devient presque impossible de distinguer les actes véritablement hostiles de ceux qu’on imagine l’être. Il arrive qu’on renonce très vite à faire cette distinction et, plus grave encore, qu’on y renonce inconsciemment. Je vois maintenant d’un même œil tous les portiers et tous les policiers par exemple, et l’attitude que j’ai
adoptée à leur égard est destinée à les intimider avant qu’ils m’intimident. Sans doute je me rends ainsi coupable de certaines injustices, mais je n’ai pas le choix puisque je ne saurais prendre le risque de miser sur la très improbable éventualité où ces hommes donneraient à leur qualité d’homme la primauté sur leur uniforme.

La plupart des Noirs ne peuvent miser sur l’éventualité d’une primauté donnée par les Blancs à leur qualité d’homme sur leur couleur. Et ceci mène imperceptiblement mais inévitablement à un état d’esprit dans lequel, ayant appris depuis longtemps à s’attendre au pire, on en vient très facilement à croire au pire. Il est impossible de trop insister sur la bestialité avec laquelle les Noirs sont traités dans notre pays, même si les Blancs répugnent à en entendre parler. Pour commencer, et on ne saurait trop insister sur ce sujet non plus, un Noir ne peut pas croire que les Blancs soient capables de le traiter comme ils le traitent ; il ne sait pas ce qu’il a fait pour mériter chose pareille. Et lorsqu’il se rend compte que la façon dont on le traite n’a rien à voir avec ce qu’il a pu faire, que les efforts des Blancs pour le liquider — car c’est de cela qu’il s’agit — sont absolument gratuits, il n’a pas beaucoup de mal à prendre les Blancs pour des démons. Les mots manquent presque complètement pour décrire tout ce qu’il y a d’horrible dans la vie du Noir américain. Ce qu’il y a de particulier dans son expérience et ce pourquoi on commence seulement à trouver des mots — que les langues officielle et populaire nient ou ignorent (d’où l’argot des Noirs) — rend plus convaincant tout système qui s’efforce de le clarifier. Et, en fait, la vérité quant à l’homme noir en tant qu’entité historique et en tant qu’être humain lui a été cachée délibérément, cruellement. La puissance du monde blanc est menacée chaque fois qu’un Noir refuse d’accepter les définitions imposées par le monde blanc.

(...) 

 

[Baldwin raconte sa rencontre avec Elijah Muhammad, et décrit les dogmes que relaie ce chef de la Nation of Islam :]

La mission d’Elijah est de ramener les « nègres dits américains » à l’Islam, de séparer les élus d’Allah de cette nation maudite. D’ailleurs l’homme blanc connaît son histoire, a conscience d’être un démon et sait que ses jours sont comptés et toute sa technologie, psychologie, science et « trucnologie » sont mobilisées dans la lutte pour empêcher les hommes noirs d’apprendre la vérité. La vérité étant qu’à l’origine des temps il n’y avait pas un seul visage blanc par tout l’univers. Les Noirs gouvernaient le monde et les Noirs étaient parfaits. (…) Allah permit au Démon, par le truchement de ses savants, de procéder à des expériences infernales dont le résultat final fut la création de ce démon connu sous le nom d’homme blanc et bientôt, calamité plus terrible encore, de celle de la femme blanche. Et il fut décidé que ces monstrueuses créatures gouverneraient le monde pendant un certain nombre d’années — je ne sais plus combien, mais, quoi qu’il en soit, cette période touche à sa fin et Allah, qui de toute façon avait toujours été hostile à la création d’un homme blanc et qui le sait être en réalité non pas un homme mais un démon, souhaite voir restauré ce règne de paix anéanti par la venue au pouvoir de l’homme blanc. L’homme blanc est donc par définition entièrement dépourvu de vertu et puisqu’il est une créature entièrement distincte et ne saurait pas davantage, par croisement, devenir noir qu’un chat par croisement n’est susceptible de devenir cheval, sa cause est désespérée.

[Plus loin :]

J’aurais souhaité que le mouvement musulman eût été capable d’inculquer aux populations noires démoralisées un sens plus véritable et plus personnel de leur propre valeur, de façon que les Noirs des ghettos du Nord puissent commencer de façon concrète, et même s’il devait beaucoup leur en coûter, à remédier à leur situation. Mais pour modifier une situation il faut d’abord en avoir une vision claire : dans le cas particulier, admettre le fait, quelque usage qu’on en fasse ultérieurement, que le Noir américain est issu de ce pays, qu’il faille ou non s’en féliciter, et n’appartient à aucun autre — pas à l’Afrique et certainement pas à l’Islam. Le paradoxe—et il est effrayant—est que le Noir américain n’a et n’aura d’avenir nulle part, sur aucun continent tant qu’il ne se résoudra pas à accepter son passé. Accepter son passé, son histoire, ne signifie pas s’y noyer ; cela signifie apprendre à en faire bon usage. Un passé inventé ne peut servir à rien. Il se fendille et s’écroule sous les pressions de la vie comme l’argile en temps de sécheresse. Et comment faire bon usage du passé du Noir américain ? Le prix sans précédent exigé — à cette heure dramatique de l’histoire du monde — c’est de transcender les réalités raciales, nationales et religieuses.

(...) 


Derrière ce que nous nous complaisons à appeler la « menace russe » se trouve ce que nous voudrions ne pas avoir à regarder en face et ce que les Américains blancs ne regardent pas en face lorsque leurs yeux se posent sur un Noir : la réalité — le caractère tragique de la vie. La vie est tragique simplement parce que la terre tourne et que le soleil se lève et se couche inexorablement et parce que le jour viendra pour chacun d’entre nous où le soleil descendra pour la dernière fois. Peut-être l’origine de toutes les difficultés humaines se trouve-t-elle dans notre propension à sacrifier toute la beauté de nos vies, à nous emprisonner au milieu des totems, tabous, croix, sacrifices du sang, clochers, mosquées, races, armées, drapeaux, nations, afin de dénier que la mort existe, ce qui est précisément notre unique certitude. Il me semble à moi que nous devrions nous féliciter de l’existence de la mort — nous décider à gagner notre mort en faisant passionnément face au mystère de la vie. Nous sommes responsables envers la vie. Elle est le petit point lumineux dans toutes ces terrifiantes ténèbres desquelles nous sommes issus et auxquelles nous retournerons. Il nous faut négocier ce passage aussi noblement que nous en sommes capables par égard à ceux qui viendront après nous. Mais les Américains de race blanche ne croient pas à la mort et c’est là pourquoi la couleur de ma peau les intimide tant. Et c’est aussi pourquoi la présence de Noirs dans ce pays est susceptible d’en provoquer la destruction. Les hommes libres se doivent de compter sur et de se réjouir de ce qui est constant. La naissance, la lutte, la mort sont constantes, l’amour aussi, même si nous venons parfois à en douter. Ils se doivent aussi d’assimiler la nature du changement, d’être capables de changer et prêts à le faire. Je parle de changement non pas superficiel mais en profondeur, changement dans le sens de renouveau. Mais tout renouveau devient impossible si nous supposons constantes des choses qui ne le sont pas — la sécurité, par exemple, ou l’argent ou le pouvoir. On se cramponne alors à des chimères qui ne peuvent que décevoir, et tout espoir, toute possibilité de liberté disparaît.

(...) 

 

Il n’y a certes pas grand-chose dans la vie publique ou privée des Blancs qu’on soit bien tenté d’imiter. Et les Blancs, au fond de leur cœur, le savent. Une grande proportion de l’énergie absorbée par ce que nous appelons le problème noir est donc produite par le profond désir qu’a l’homme blanc de n’être pas jugé par ceux qui ne sont pas blancs, de ne pas être vu tel qu’il est et, simultanément, une grande proportion de l’angoisse des Blancs a ses racines dans le désir également profond de l’homme blanc d’apparaître enfin sous son vrai jour, d’être affranchi de la tyrannie du miroir. Nous savons tous — que nous ayons ou non le courage de l’admettre — que les miroirs ne peuvent que mentir, que la mort par noyade est tout ce qui nous attend là. C’est pour cela que nous recherchons si désespérément l’amour et déployons tant de ruses pour nous y dérober. L’amour arrache les masques sans lesquels nous craignons de ne pas pouvoir vivre et derrière lesquels nous savons que nous sommes incapables de le faire. J’emploie le mot amour ici non pas seulement au sens personnel mais dans celui d’une manière d’être, ou d’un état de grâce, non pas dans l’infantile sens américain d’être rendu heureux mais dans l’austère sens universel de quête, d’audace, de progrès.

(...) 

 

Former une nation s’est avéré être une tâche abominablement difficile ; il n’est certes pas nécessaire d’en créer deux. Mais des hommes blancs nantis d’un pouvoir politique beaucoup plus considérable que celui dont dispose le Mouvement de la Nation d’Islam ont plaidé en faveur d’un programme identique en ses effets au sien depuis des générations. Si on respecte un tel sentiment lorsqu’il est exprimé par les lèvres du sénateur Byrd, il n’y a alors aucune raison qu’on ne le respecte pas lorsque ce sont les lèvres de Malcom X. qui l’expriment. Et toute commission parlementaire qui souhaiterait convoquer aux fins d’interrogatoire celui-ci se devrait également de convoquer celui-là. Ils expriment précisément les mêmes sentiments et représentent précisément le même péril. La prétention des Blancs à être mieux préparés à élaborer les lois par lesquelles je serai gouverné est absolument sans fondement. Je ne saurais accepter de n’avoir point voix au chapitre des affaires politiques de mon pays. Je ne suis pas sous la tutelle des États-Unis. Je suis un des premiers Américains à être arrivés sur ces rives. Le passé du Noir, ce passé de corde, de feu, de torture, de castration, d’infanticide, de viol ; de mort et d’humiliation ; de peur, jour et nuit ; de peur qui le pénètre jusqu’à la moelle des os ; de doute qu’il soit digne de vivre puisque tous ceux qui l’entourent affirment le contraire ; de chagrin pour ses femmes, ses parents, ses enfants qui avaient besoin de sa protection et qu’il ne pouvait protéger; de rage, de haine et de crime, de haine pour les hommes blancs, si violente que souvent elle rejaillissait sur lui et rendait tout amour, toute confiance, toute joie impossibles—ce passé, ce combat sans fin pour acquérir, révéler, confirmer une identité d’homme, une autorité d’homme, a en lui pourtant, au milieu de tant d’horreurs, quelque chose de très beau. Mon intention n’est pas de m’attendrir sur la souffrance — certes point trop n’en faut— mais ceux qui ne peuvent pas souffrir ne peuvent pas non plus mûrir, ne peuvent jamais découvrir qui ils sont vraiment. Celui-là qui, chaque jour, est obligé d’arracher par fragments sa personnalité, son individualité, aux flammes dévorantes de la cruauté humaine sait, s’il survit à cette épreuve, et même s’il n’y survit pas, quelque chose quant à lui-même et quant à la vie, qu’aucune école sur terre et qu’aucune église non plus ne sauraient enseigner. L’autorité qu’il acquiert il ne la doit qu’à lui-même et celle-là est inébranlable.

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