lundi 26 octobre 2009

Un enfant du pays – Richard Wright (2)

[Etats-Unis, années 30. 
Bigger, jeune noir pauvre et en colère, vient de tuer accidentellement une fille blanche avant de faire disparaître son corps. Le meurtre n'a pas encore été découvert. Il est rentré chez lui, dans sa maison familiale]

Il détestait cette pièce et tous ses occupants, lui inclus. Pourquoi étaient-ils donc obligés de vivre ainsi, lui et les siens ? Qu’avaient-ils fait ? Peut-être qu’ils n’avaient rien fait. Peut-être qu’il étaient condamnés à vivre ainsi précisément pour cette raison qu’aucun d’entre eux n’avaient jamais fait grand-chose de bien ou de mal.
(...)
Il était là, assis avec eux, et ils ne savaient pas qu’il avait assassiné une blanche, qu’il lui avait tranché la tête et qu’il avait brûlé son cadavre. La pensée de l’acte qu’il avait commis, son atrocité même, l’audace qui s’associait à de semblables actes lui constituaient pour la première fois, dans sa vie dominée par la peur, une barrière protectrice contre le monde qu’il redoutait. Il avait assassiné et il s’était créé une existence neuve. C’était quelque chose qui lui appartenait en propre et pour la première fois de sa vie il possédait quelque chose que les autres ne pouvaient pas lui retirer. 


Oui ; il pouvait demeurer calmement assis et manger sans se préoccuper de ce que sa famille pouvait penser ou faire. Il possédait un rempart naturel derrière lequel il pouvait les contempler à son aise. Son crime était une ancre qui l’amarrait solidement dans le temps. Elle lui donnait une sorte de confiance qu’il ne trouvait ni dans son revolver ni dans son couteau. À présent, il était en dehors de sa famille, au-dessus et au-delà d’elle ; ils étaient incapables même de concevoir un acte pareil de sa part. Et il avait commis un acte dont il ne se serait jamais cru capable.
Bien qu’il eût tué par accident, il ne se sentait pas une seule fois le besoin de se redire à lui-même que ç’avait été un accident. (…) Et dans un certain sens il savait que la mort de la jeune fille n’avait pas été accidentelle. Il avait tué bien des fois auparavant, mais les autres fois, il ne s’était pas trouvé de victime de circonstance à portée pour incarner ou dramatiser sa volonté de tuer. Son crime lui semblait naturel ; il sentait que sa vie tout entière convergeait vers une chose de ce genre. Il n’était plus question de se demander stupidement ce qui allait lui arriver, à lui et à sa peau noire ; il le savait maintenant. Le sens caché de toute son existence — un sens que les autres ne voyaient pas et qu’il avait toujours essayé de dissimuler — s’était révélé. Non, ce n’était pas un accident et il ne prétendrait jamais que c’en était un. Une sorte d’orgueil mêlé de terreur le prenait lorsqu’il sentait et se disait qu’un jour il pourrait crier à la face de tous qu’il avait commis cet acte. En acceptant le crime, il répondait au sentiment obscur mais profond d’un devoir accompli à l’égard de lui-même.
À présent que la glace était rompue, n’y avait-il pas d’autres choses qu’il pourrait faire ? Qu’y avait-il pour l’arrêter ?

2ème partie – la fuite.

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