Le lendemain de la Nuit de Cristal, mon père écrivit une lettre désespérée au Consul Général des États-Unis pour lui expliquer notre situation. La réponse à cette lettre, envoyée en urgence, arriva des mois plus tard.
— Quand ?, demanda Mary Stone.
— En juillet 1939.
— Et qu'a-t-il écrit, le Consul Général ?
— Qu'il fallait se préparer à un délai d'attente de plusieurs années, avant de pouvoir compter sur les visas d'immigration. À la lettre était joint un formulaire qui, en-dehors du questionnaire habituel, contenait une réponse type.
— Que disait cette réponse type ?
— À peu près la même chose. Mon père a gardé ce formulaire et il l'a toujours. Je connais cette réponse type par coeur: «Par la présente nous vous informons que le délai d'attente s'élève à quelques années. Toute demande par voie orale ou écrite aux fonctionnaires en vue d'accélérer votre requête s'avère en conséquence inutile. »
— Alors qu'il était moins une ?
— Alors qu'il était moins une. Quand la guerre était déjà aux portes.
— Au moment où le piège se refermait sur vous ?
— Très juste. Au moment où le piège se refermait sur nous, irrésistiblement.
— Le piège ! Ce piège, où allait-il mener... ce piège qui ne s'était pas encore complètement refermé ? — À l'extermination des Juifs d'Europe. À la solution finale.
— Aux pelotons d'exécution, aux chambres à gaz ?
— Et plus encore.
— Mais, on n'y était pas encore ?
— On y était presque !
— Bref, vous ne pouviez plus émigrer ?
— Nous ne pouvions plus émigrer légalement.
— Qu'avez-vous fait ?
— Nous nous sommes enfuis, de l'autre côté de la frontière.
— Pour aller où ?
— Je vous le dirai plus tard. Ça ne change rien, de toute façon. La guerre nous a vite rattrapés.
— Que s'est-il passé ?
— La guerre est alors arrivée, je dis. Et la guerre a rattrapé la famille Bronsky. Y compris Jakob Bronsky. Et quand la guerre a été finie il y a eu, tout d'un coup, deux Jakob Bronsky.
— Comment ça, il y a eu deux Jakob Bronsky?
— Il y en a eu deux, je dis. Le premier Jakob Bronsky, mort avec les six millions, et l'autre Jakob Bronsky, celui qui a survécu aux six millions.
Fuck America - Edgar Hilsenrath, 1980
chapitre 23 (extrait)
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