jeudi 30 août 2018

L’homme sans tête – Sergio Gonzalez Rodriguez, 2009

La photo que j'ai sous les yeux date de 1938. Elle a été prise dans la province de Morelos, au Mexique, et on y voit un homme (ou est-ce une femme ?) au tronc et aux bras minuscules. Il n'a pas de jambes, c'est une tête sans corps posée sur un gros coussin. Comment s'appelle-t-il ? Quel âge a-t-il ? Où est-il né ? Nous l'ignorons. Il lance un regard oblique et triste au photographe en ayant l'air de sonder l'inexplicable. Un individu en costume clair est assis sur une chaise, près de lui, et détourne les yeux tant de l'objectif que de l'homme-tête. Une volaille passe près d'eux. La tête est si indifférente à cette anomalie qu'elle en acquiert une aura sidérale, comme les têtes parlantes des mythes.
L'ensemble de concepts tels que le beau, le sublime, le romantique, le décadent, le sinistre et le surréaliste tend à subir à notre époque une irrémissible dégradation. Mario Perniola s'alarme de ce phénomène dissolvant: « Dans les tendances artistiques les plus avancées, la structure traditionnelle de séparation entre l'art et la réalité semble s'être définitivement effondrée. » Une sorte de réalisme psychotique s'est généralisé aujourd'hui et annule toute médiation. L'art perd son recul par rapport à la réalité et prend une forme physique, une consistance à la fois visuelle, tactile, conceptuelle. Perniola ajoute que la tendance artistique orientée vers un réalisme de plus en plus cru semble dater du siècle dernier, quand la culture cherchait à ressembler aux réalités criminelles les plus cruelles. Dans cette atmosphère culturelle, Perniola constate l'émergence de ce qu'il appelle le « sex-appeal de l'inorganique », une sexualité stylisée qui ne s'exprime plus en fonction du féminin et du masculin et se distend dans une sorte de neutralité ultime contenant aussi bien des phantasmes rétroactifs qu'un fétichisme sadomasochiste, l'avenir de la littérature « cyberpunk » ou la sexualité procybernétique qu'une simple machine connectée à d'autres peut voir dans l'être humain.
Par contraste, la césure compose l’harmonie, l’intervalle marque la différence de ton entre les sons de deux notes différentes ; dans un discours ou un récit, les espaces blancs donnent corps à la conjecture, au suspense, à la pensée, et la barre diagonale est le signe typographique qui indique la division. Dans l’acte criminel, la sorcellerie ou le sinistre, la coupure amène le négatif : je manipule une lampe en verre, je la casse et je me blesse à la main. Je saigne. Le téléphone sonne : on m’informe que mon frère vient de mourir.
(...)


L'idée de l'oeuvre d'art considérée comme un crime moderne a peut-être été émise dans les statuts du marquis de Sade lors de la fondation de la Société des amis du crime : « La Société est pleinement convaincue que les hommes ne sont pas libres, et qu'enchaînés par les lois de la nature, ils sont tous esclaves de ces lois premières ; [la Société] approuve tout, elle légitime tout, et regarde comme ses plus zélés sectateurs ceux qui, sans aucun remords, se seront livrés à un plus grand nombre de ces actions vigoureuses que les sots ont la faiblesse d'appeler crimes. » Cette société secrète créée par un pacte de sang se proposait de consommer l'utopie pornographique du libertinage social. Dans le cinquième statut, on prescrivait l'admission de «vingt artistes et gens de lettres », en modestes proportions faute d'un budget supérieur, car la société se disait « protectrice des arts ». La Philosophie dans le boudoir n'est pas seulement une suite de démonstrations logiques de l'inexistence de « l'Être suprême », mais une mise en scène criminelle. En d'autres termes, Sade fait du crime un acte esthétique impliquant un style personnel et inaliénable.
À compter de là, des affirmations comme celles qui consistent à dire que l'assassinat est « l'un des beaux-arts » (Thomas de Quincey) ou qu'un « tableau doit être peint avec le même enthousiasme que celui d'un criminel qui commet un meurtre » (Edgar Degas) sont possibles. Jean Genet déclare quant à lui qu'une des « fonctions de l'art est de substituer à la foi religieuse l'efficacité de la beauté. Au moins celle-ci doit-elle avoir la puissance d'un poème, c'est-à-dire d'un crime ». Jean Genet va même plus loin en expliquant l'origine de cette certitude par le souvenir d'un épisode dont il a été témoin pendant la Seconde Guerre mondiale : « Ainsi mon plaisir quand j'appris le meurtre de cet enfant de quinze ans par le soldat allemand me fut causé par le seul bonheur de cette audace qui osait, en massacrant la chair délicate des adolescents, détruire une beauté visible et établie pour obtenir une beauté — ou poésie — résultant de cette beauté brisée avec ce geste barbare. » La beauté criminelle serait un montage inséré dans la barbarie.
   Le comte de Lautréamont raconte comment Maldoror viole une fillette dans la campagne : « Celui-ci tire de sa poche un canif américain, composé de dix à douze lames qui servent à divers usages. Il ouvre les pattes anguleuses de cette hydre d'acier; et, muni d'un pareil scalpel, voyant que le gazon n'avait pas encore disparu sous la couleur de tant de sang versé, s'apprête, sans pâlir, à fouiller courageusement le vagin de la malheureuse enfant. De ce trou élargi, il retire successivement les organes intérieurs ; les boyaux, les poumons, le foie et enfin le coeur lui-même sont arrachés et entraînés à la lumière du jour, par l'ouverture épouvantable. Le sacrificateur s'aperçoit que la jeune fille, poulet vidé, est morte depuis longtemps ; il cesse la persévérance croissante de ses ravages, et laisse le cadavre redormir à l'ombre du platane ». À juste titre, on a dit que cette oeuvre centrale du romantisme annonçait l'existence des tueurs en série. 


chapitre "Le retour du dieu Pan"

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