lundi 14 janvier 2019

American gods, de Neil Gaiman (2001)

Arrivée en Amérique 1778
- un chapitre du roman American gods

Il y avait une fille, et son oncle la vendit, écrivit M. Ibis de sa parfaite écriture calligraphiée.
Voici l'histoire ; le reste est du détail.
Il est des récits qui, si nous leur ouvrons trop notre cœur, nous blessent profondément. Regardez — voici un homme de bien, selon ses propres critères et ceux de ses amis : il est fidèle à sa femme, il adore ses jeunes enfants, à qui il accorde toute son attention, il aime son pays et il accomplit son travail de son mieux, avec conscience. C'est donc efficacement et dans la bonne humeur qu'il extermine les Juifs : il apprécie la musique qu'on diffuse en fond sonore pour les apaiser ; il leur conseille de ne pas oublier leur numéro d'identification lorsqu'ils vont à la douche — car bien des gens, leur affirme-t-il, se trompent de vêtements en ressortant ; voilà qui les calme en leur faisant croire que la vie doit continuer. Notre homme supervise ensuite le transport des cadavres jusqu'aux fours crématoires. La seule chose qui le dérange, c'est que l'élimination de la vermine continue de l'affecter. S'il était vraiment un homme de bien, il ne ressentirait rien d'autre que de la joie en voyant la terre débarrassée de ses parasites.
Il y avait une fille, et son oncle la vendit. Dit comme ça, cela semble si simple.
Aucun homme n'est une île, proclamait Donne, mais il se trompait. Si nous n'en étions pas, nous serions perdus, nous nous noierions mutuellement de nos tragédies. Nous sommes isolés (ce qui, ne l'oubliez pas, signifie littéralement changés en îles) de la tragédie des autres par notre nature insulaire, et par la structure répétitive des histoires. La structure ne change jamais : il y avait une fois un être humain qui naquit, vécut puis, d'une manière ou d'une autre, mourut. Voilà tout. Vous pouvez fournir les détails à l’aide de votre propre expérience. Aussi rebattue que n'importe quel autre conte, aussi unique que n'importe quelle autre vie. Nos existences sont des flocons de neige formant des dessins que nous avons déjà vus, aussi identiques que des petits pois dans une cosse (avez-vous déjà regardé des petits pois dans une cosse? Je veux dire : vraiment regardé ? Après une minute d'inspection attentive, vous n'avez plus une chance de les confondre) mais cependant uniques.
Sans l'individu, nous ne voyons que des chiffres : mille morts, cent mille morts, « le nombre des victimes pourrait atteindre un million ». Avec les récits individuels, les statistiques se métamorphosent en gens — mais cela même est un mensonge, car ces gens continuent de souffrir et leur nombre se révèle étourdissant, dépourvu de sens. Regardez, voyez cet enfant au ventre gonflé, aux coins des yeux envahis par les mouches, aux membres squelettiques : serait-il plus agréable pour vous de connaître son nom, son âge, ses rêves, ses craintes ? De le voir de l'intérieur ? Et si tel est le cas, ne serait-ce pas rendre un mauvais service sa sœur qui git près de lui dans la poussière brûlante, ca caricature d'enfant distendue, distordue ? Supposons que nous les prenions en pitié, sont-ils devenus plus importants pour nous que mille autres enfants touchés par la même famine, mille autres jeunes vies qui serviront bientôt de nourriture aux myriades de vers que sont les enfants des mouches ?
Nous dressons des barrières autour de ces instants douloureux, nous demeurons sur nos îles, si bien qu'ils ne peuvent nous blesser. La douce couche nacrée qui les recouvre leur permet de glisser telles des perles hors d nos âmes, sans véritable souffrance.
La fiction nous autorise à nous glisser dans ces autre têtes, ces autres endroits, à regarder par ces autres yeux. Au cours du récit, nous nous arrêtons avant de mourir, ou bien mourons par procuration, en toute sécurité ; dans le monde au-delà du récit, nous tournons la page ou fermons le livre, et nous reprenons notre existence. Une existence qui, comme toutes les autres, ne ressemble à aucune autre.
Et la simple vérité est la suivante : Il y avait une fille, et son onde la vendit.
Voilà ce qu'on disait, là d'où elle venait : on n'est jamais sûr de l'identité du père d'un enfant, mais quant à la mère, ah ! ça, on peut en être certain. Lignée et propriété se transmettaient par les femmes mais le pouvoir demeurait entre les mains des hommes, lesquels étaient propriétaires des enfants de leur sœur.
Il y avait là-bas une guerre. Une toute petite guerre, à peine plus qu'une rixe entre villages rivaux, presque un dispute. Un des villages l'emporta, l'autre perdit.
La vie était une commodité, les gens des biens matériels. Ces régions connaissaient l'esclavage depuis des milliers d'années. Les négriers arabes avaient détruit le derniers grands royaumes d'Afrique Orientale, tandis que les nations d'Afrique Équatoriale se détruisaient mutuellement.
Il n'y avait donc rien d'inhabituel ni de choquant dans la vente des jumeaux — quoiqu'ils fussent en tant que tels considérés comme magiques et que leur oncle les redoutât assez pour ne pas les prévenir de sa décision, craignant qu'ils ne blessent son ombre et ne le tuent. Ils avaient douze ans. La fillette s'appelait Wututu, l'oiselle messagère, son frère Agasu, le nom d'un ancien roi. C'étaient des enfants robustes. Parce qu'ils étaient jumeaux, mâle et femelle, on leur racontait bien des choses sur les dieux, et parce qu'ils étaient jumeaux, ils écoutaient. Ils se rappelaient.
Leur oncle était un être obèse, paresseux. S'il avait possédé plus de bétail, peut-être en eût-il vendu une bête à la place des enfants, mais tel n'était pas le cas. Il les vendit donc. Oublions-le : il ne réapparaîtra pas dans ce récit. Nous suivons les jumeaux.
On les fit marcher sur une vingtaine de kilomètres, en compagnie d'autres esclaves, capturés durant la guerre ou achetés, jusqu'à un petit avant-poste. Là, on les échangea. Le frère, la sœur et treize de leurs compagnons furent achetés par six hommes armés de sagaies et de poignards, qui les poussèrent vers l'ouest, vers la mer, puis sur nombre de kilomètres le long du rivage. Il y avait à présent quinze esclaves, reliés par le cou à l'aide d'une corde, des entraves lâches autour des poignets.
Wututu demanda à Agasu ce qui allait leur arriver.
« Je ne sais pas », répondit-il. Agasu souriait souvent : il avait les dents blanches, parfaites, et il les montrait à loisir, ses sourires inspirant toujours la joie à sa sœur. À présent, il ne souriait pas. Au lieu de cela, il tentait d'afficher pour elle sa bravoure, la tête et les épaules droites, aussi fier, aussi menaçant et aussi comique qu'un chiot hérissé.
« Ils vont nous vendre aux diables blancs qui nous emmèneront chez eux, de l'autre côté de l'eau, déclara l'homme aux joues scarifiées qui suivait Wututu dans la file.
— Et qu'est-ce qu'ils nous y feront ? » demanda la fillette.

L'autre ne répondit pas.
« Alors ? » insista Wututu. Agasu tenta de jeter un coup d'œil par-dessus son épaule. Ils n'avaient pas le droit de parler ni de chanter en marchant. « Il est possible qu'ils nous mangent, dit l'homme. C'est ce qu'on m'a raconté. Voilà pourquoi ils ont tellement besoin d'esclaves. Parce qu'ils ont toujours faim. » Wututu se mit à pleurer.
« Ne pleure pas, ma sœur, la consola Agasu. Tu ne seras pas mangée. Je te protégerai. Nos dieux nous protégeront. »
Mais elle continua de se lamenter, le cœur lourd, ressentant comme seul le peut un enfant la douleur, la colère et la peur : crues, bouleversantes. Elle fut incapable de confier à Agasu qu'elle ne s'inquiétait pas d'être mangée par les diables blancs ; elle survivrait, elle en était persuadée. Si elle pleurait, c'était de crainte qu'ils ne mangent son frère, qu'elle doutait de pouvoir défendre.
Ils atteignirent un comptoir de commerce où ils restèrent dix jours enfermés. Le dernier matin, on les fit sortir de leur hutte (qui s'était extrêmement peuplée au fur et à mesure que d'autres hommes arrivaient, menant leurs propres caravanes d'esclaves) et on les conduisit sur le port, si bien que Wututu découvrit le vaisseau qui allait les emporter.
Sa première pensée fut qu'il était énorme, ainsi légèrement posé sur les flots, la deuxième qu'il était trop petit pour les embarquer tous. Les chaloupes firent la navette entre le rivage et le navire, transportant des prisonniers qu'on menottait ensuite dans les cales. Certains marins avaient la peau brique ou brune et possédaient d'étranges nez pointus, des barbes qui les faisaient ressembler à des animaux. Plusieurs, tout comme les membres du groupe les ayant conduits à la côte, auraient pu appartenir au peuple des jumeaux. Hommes, femmes et enfants furent séparés, poussés dans diverses zones des cales. Puisqu'il y avait trop d'esclaves pour la capacité du bateau, une douzaine furent mis aux fers sur le pont, juste en dessous des hamacs de l'équipage.
Wututu fut enfermée avec les enfants, pas avec les femmes, et on se dispensa de l'entraver. Agasu se retrouva au milieu des hommes enchaînés, entassés comme des sardines. Quoique l'équipage l'eût briquée depuis le déchargement de la dernière cargaison, la cale puait. L'odeur de la peur, de la bile, de la diarrhée et de la mort, de la fièvre, de la folie et de la haine imprégnait le bois. Wututu demeurait assise en compagnie des autres enfants, sentant transpirer ceux qui l'entouraient. Un remous fit brutalement tomber contre elle un petit garçon qui lui présenta des excuses en une langue qu'elle ne connaissait pas. Elle tenta de lui sourire dans la pénombre.
Le vaisseau mit à la voile. À présent, il filait lourdement sur les eaux.
La fillette se demanda d'où venaient les Blancs (quoique aucun ne fût réellement blanc : brûlés par le soleil et la mer, leurs visages étaient sombres). Manquaient-ils à ce point de nourriture qu'ils devaient envoyer chercher dans son pays des gens à manger ? Ou bien ferait-elle office de friandise, de mets rare pour un peuple ayant goûté tant de choses que seule une tendre chair noire dans ses chaudrons lui amenait l'eau à la bouche ?
Lors du deuxième jour de la traversée, le vaisseau rencontra une bourrasque — pas une véritable tempête mais le bateau n'en fut pas moins agité de soubresauts, si bien que des remugles de vomi se joignirent à ceux d'urine, de fèces liquides et de sueur née de l'angoisse. La pluie tombait à seaux sur les prisonniers par les fentes d'aération ménagées dans le pont.
Au bout d'une semaine de voyage, une fois la terre depuis beau temps hors de vue, les esclaves furent libérés de leurs fers. On les avertit que la moindre désobéissance, le moindre problème, leur vaudraient d'être punis plus durement qu'ils ne pouvaient l'imaginer.
Le matin, on leur donnait des haricots et des biscuits, ainsi qu'une cuillerée de jus de citron vinaigré, assez acide pour qu'ils fassent la grimace, qu'ils toussent, crachent, et que certains gémissent. Ils ne pouvaient cependant pas la rejeter : s'ils étaient pris à la recracher ou à la laisser couler de leur bouche, ils tâtaient du fouet ou du bâton.
Le soir leur valait du bœuf salé au goût détestable ; au début du voyage, la surface grise de la viande luisait de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Ensuite, la qualité empira.
Chaque fois qu'ils le pouvaient, Wututu et Agasu, pelotonnés l'un contre l'autre, parlaient de leur mère, de leur maison, de leurs camarades de jeux. Parfois, la fillette contait à son frère les histoires qu'on leur avait naguère contées, comme celle de Legba, le plus rusé des dieux, qui était les yeux et les oreilles du grand Mawu dans le monde qui lui portait des messages et rapportait ses réponses.
Le soir, afin d'atténuer la monotonie du voyage, les marins forçaient les esclaves à chanter pour eux et à danser les danses de leur pays natal.
Wututu avait de la chance d'être enfermée avec les enfants, entassés et ignorés. Les femmes n'avaient pas toujours sa bonne fortune. Sur certains négriers, avantage en nature officieux, elles étaient systématiquement violées par l'équipage. Ce bateau-là n'en faisait pas partie mais cela ne signifie pas qu'il n'y eut pas de viols à son bord.
Une centaine d'hommes, de femmes et d'enfants mourut durant le voyage et fut passée par-dessus le bastingage. Certains des captifs ainsi jetés à l'eau n'étaient pas tout à fait morts, mais le froid de l'océan fit tomber leur dernière fièvre : ils coulèrent en s'étouffant et en agitant les bras, perdus.
Wututu et Agasu voyageaient sur un vaisseau hollandais mais ils l'ignoraient, et le bâtiment eût tout aussi bien pu être anglais, portugais, espagnol ou français.
Les Noirs de l'équipage, à la peau encore plus foncée que celle de Wututu, disaient aux prisonniers où aller, que faire, quand danser. Un matin, la fillette surprit l'un d'eux à la regarder. Tandis qu'elle mangeait, l'homme s'approcha d'elle et la fixa sans rien dire.
« Pourquoi te conduis-tu ainsi? demanda-t-elle. Pourquoi sers-tu les diables blancs ? »
Il lui sourit comme s'il n'avait jamais rien entendu de plus .drôle. Puis il se pencha, effleurant de ses lèvres l'oreille de l'esclave, si bien que son souffle chaud lui donna la nausée.
« Si tu étais moins jeune, je te ferais crier de plaisir avec mon pénis, lui dit-il. Je le ferai peut-être cette nuit. Je t'ai vue danser. » Le considérant de ses yeux noisette, elle eut un petit sourire et déclara sans frémir :
« Si tu me le mets, je te le trancherai avec mes dents. Je suis une sorcière : j'ai des dents très acérées, en bas. »
Elle prit plaisir à le voir changer d'expression. Il s'éloigna sans répondre.
Les mots étaient sortis de la bouche de Wututu mais ils n'étaient pas siens : elle ne les avait ni pensés ni imaginés. Non, comprit-elle, c'étaient ceux de Legba, par la ruse, duquel Mawu avait perdu tout intérêt pour le monde qu'il avait créé. C'était Legba aux mille astuces et à l'érection dure comme fer qui s'était exprimé à travers elle, qui l'avait chevauchée un instant — et cette nuit-là, avant de s'endormir, elle l'en remercia.
Plusieurs prisonniers voulurent refuser de s'alimenter. On les fouetta jusqu'à ce qu'ils mâchent et avalent la nourriture, mais ces flagellations furent si intenses que deux hommes en moururent. Ensuite, nul ne tenta plus de se libérer par la faim. Un couple essaya en revanche de se tuer en sautant par-dessus bord. La femme y parvint. L'homme fut repêché puis attaché au mât et fouetté durant presque une journée, jusqu'à avoir le dos en sang, et il fut laissé là pour la nuit. On ne lui donna rien à manger ni à boire, sinon sa propre urine. Le troisième jour, il délirait ; sa tête avait gonflé et ramolli tel un vieux melon. Lorsqu'il se tut enfin, on le jeta par-dessus bord. En outre, durant les cinq jours qui suivirent cette tentative d'évasion, les captifs furent de nouveau mis aux fers.
Ce fut un long voyage, terrible pour les esclaves et guère plaisant pour les marins, quoique ces derniers, endurcis, fissent mine de se considérer comme des fermiers conduisant leur bétail au marché.
Le navire mouilla à Bridgetown, à la Barbade, lors d’une journée d’une douceur délicieuse, et des chaloupes venues du port conduisirent les captifs à terre. Ils furent ensuite poussés jusqu’à la place du marché où on les fit aligner par un usage libéral de la voix et du gourdin. Sur un coup de sifflet, le marché s'emplit d'hommes au teint rougeaud qui se mirent à tâter, sonder, crier, inspecter, appeler, estimer, ronchonner...
Les jumeaux furent alors séparés. Cela se produisit très vite : un individu corpulent força Agasu à ouvrir la bouche, lui examina les dents, lui tâta les biceps, hocha la tête, puis deux autres Blancs entraînèrent le garçon. Il ne leur résista pas mais se retourna vers sa sœur pour lui crier « Courage ! » La fillette acquiesça, puis les larmes lui brouillèrent la vue ; elle se mit à gémir. Ensemble, ils étaient magiques, puissants. Séparés, ils n'étaient que deux enfants malheureux.
Elle ne devait le revoir qu'une seule fois. Mais pas en vie.
Voilà ce qu'il advint d'Agasu. D'abord on l'emmena dans une ferme de salaison, où on le fouetta quotidiennement, avec ou sans raison, on lui enseigna des rudiments d'anglais et on le surnomma Inky Jack, Jeannot d'Encre, à cause de la noirceur de sa peau. Lorsqu'il s'évada, on le traqua avec des chiens, on le ramena et on lui trancha un orteil au burin pour lui enseigner une leçon qu'il n'oublierait pas. Il voulut se laisser mourir, mais comme il refusait de s'alimenter, on lui brisa les incisives et on lui enfonça dans la bouche un fin gruau jusqu'à ce qu'il ne puisse plus qu'avaler ou s'étouffer.
Même à l'époque, on préférait les esclaves nés en captivité plutôt que ceux venus d'Afrique. Ceux qui avaient connu la liberté s'enfuyaient ou mouraient, constituant de l'une ou de l'autre manière une perte sèche.
À seize ans, Inky Jack fut revendu en compagnie de plusieurs autres Noirs à une plantation de canne à sucre de Saint-Domingue. Le grand esclave aux dents brisées, rebaptisé Hyacinthe, retrouva là une vieille de son village, qui avait été employée comme bonne à tout faire jusqu'à ce que l'arthrite lui ait trop tordu les doigts. Elle lui apprit que les Blancs séparaient délibérément les captifs issus de la même ville ou de la même région, afin d'éviter révoltes ou insurrections. Ils n'aimaient pas les entendre parler entre eux leur propre langue.
Hyacinthe apprit un peu de français et reçut l'enseignement de l'Église catholique. Chaque jour, il coupait de la canne à sucre depuis bien avant le lever du soleil jusqu'après son coucher.
Il engendra plusieurs enfants. Quoique ce fut interdit, il se rendait au plus noir de la nuit dans la forêt, en compagnie des autres esclaves, pour danser la calenda et chanter en l'honneur de Damballah-Wédo, le dieu représenté sous la forme d'un serpent noir. Il chantait aussi à la gloire de Legba, d'Ogou, de Chango, de Zaka et de bien d'autres, toutes les divinités que les prisonniers avaient emmenées ici au fond de leur esprit ou de leur cœur.
Les esclaves des plantations de Saint-Domingue vivaient rarement plus d'une décennie. Leur temps libre — deux heures dans la chaleur de midi et cinq dans l'obscurité de la nuit (de 23 heures à 4 heures du matin) — était le seul dont ils disposaient pour entretenir leurs propres récoltes (car leurs maîtres ne les nourrissaient pas, se contentant de leur octroyer de petites parcelles d'où ils devaient tirer leur subsistance), et également pour dormir et rêver. Malgré cela, ils en prenaient un peu afin de se rassembler, danser, chanter et adorer leurs dieux. Le sol de l'île était fertile, aussi les dieux du Dahomey, du Congo et du Niger y enfoncèrent-ils de profondes racines et devinrent-ils prospères, colossaux. Ils promettaient la liberté à ceux qui les adoraient la nuit dans les clairières.
Hyacinthe avait vingt-cinq ans quand une araignée le mordit à la main droite. La morsure s'infecta et sa chair commença à se nécroser : bientôt, tout son bras rougit, enfla ; sa main se mit à empester, à le brûler, palpitante.
On lui fit boire du rhum de mauvaise qualité puis on lui scia le bras à la hauteur de l'épaule et on cautérisa la blessure avec une machette chauffée à blanc. Il demeura en proie à la fièvre durant une semaine. Ensuite, il retourna travailler.
L'esclave manchot qu'on appelait Hyacinthe prit part à la révolte de 1791.
Legba lui-même le posséda dans la clairière, le chevauchant comme un Blanc chevauche un cheval, parlant à travers lui. Il se souvint fort peu de ses propos, mais ses compagnons lui assurèrent qu'il leur avait promis la liberté. Lui ne se rappelait que son érection, rigide et douloureuse, et aussi avoir levé les deux mains —celle qu'il avait et celle qu'il n'avait plus — vers la lune.
Un cochon fut égorgé. Les hommes et les femmes de la plantation burent son sang brûlant, prêtant serment, formant une confrérie. Ils déclarèrent constituer une armée de libération et réaffirmèrent leur dévotion aux dieux des pays d'où on les avait arrachés telle une marchandise.
« Si nous mourons en combattant les Blancs, nous renaîtrons en Afrique, dans nos maisons, au milieu de nos tribus », se disaient-ils.
Un autre Hyacinthe participait au soulèvement, aussi Agasu fut-il désormais appelé le Grand Manchot. Il lutta, il rendit grâces, il sacrifia, il complota. Il vit ses amis et ses maîtresses se faire tuer mais il continua à se battre.
Les esclaves menèrent douze ans durant une lutte acharnée, sanglante, contre les planteurs et les soldats venus de France. Ils combattirent, combattirent encore, et, aussi impossible que cela paraisse, ils l'emportèrent.
Le 1er janvier 1804, fut déclarée l'indépendance de Saint-Domingue, qui deviendrait bientôt la République d'Haïti. Le Grand Manchot n'assista pas à l'événement : il était mort en 1802, embroché par la baïonnette d'un soldat français.
Au moment précis de la mort du Grand Manchot (qu'on avait aussi appelé Hyacinthe, et avant cela Inky Jack, et qui était à jamais Agasu dans son cœur), sa sœur (qu'il appelait Wututu mais qu'on avait baptisée Mary dans sa première plantation des Carolines, puis Daisy lorsqu'elle était devenue bonne à tout faire, et enfin Sukey quand on l'avait vendue à la famille Lavere, en aval du fleuve qui menait à la Nouvelle-Orléans) sentit la baïonnette glisser entre ses côtes et se mit à crier, à pleurer sans pouvoir s'arrêter. Ses jumelles s'éveillèrent et commencèrent à hurler, elles aussi. C'étaient deux bébés café-au-lait, bien différents des enfants noirs qu'elle avait mis au monde alors qu'elle était elle-même à peine sortie de l'enfance — et qu'elle n'avait pas vus depuis leurs dix et quinze ans. La fille née entre les deux était morte un an avant que leur mère, vendue, ne soit séparée d'eux.
Sukey avait ete fouettée bien souvent depuis sa descente du bateau négrier — une fois, on avait ensuite frotté du sel sur ses plaies ; une autre, on l'avait fouaillée si fort, si longtemps, qu'elle était restée quelques jours incapable de s'asseoir ou de porter le moindre vêtement. Plus jeune, elle avait ete violée a maintes reprises : par des Noirs a qui on avait ordonné de partager sa paillasse et par des Blancs. Elle avait aussi été enchaînée. Pourtant, elle n'avait pas pleuré. Depuis sa séparation d'avec son frère, elle n'avait pleuré qu'une seule fois : en voyant le repas des esclaves en bas âge versé dans la même mangeoire que celui des chiens, en voyant ses propres enfants disputer leur nourriture aux bêtes. Elle avait observé cela chaque jour, l'observerait encore bien souvent avant son départ de la plantation, mais là, elle en avait eu le cœur brisé.
Un temps, elle avait été belle, puis les années de souffrance avaient fait leur office, si bien qu'elle ne l'était plus. Son visage était ride et il y avait bien trop de douleur dans ses yeux bruns.
Onze ans plus tôt, à l’âge de vingt-cinq ans, elle avait vu son bras droit se flétrir. Aucun Blanc n'avait su qu'en penser : la chair avait simplement semble fondre. A présent, le membre pendait, os gainé de peau, presque immobile. Elle était après cela devenue femme de ménage.
La famille Casterton, propriétaire de la plantation, appréciait ses talents de cuisinière et de ménagère, mais la maitresse de maison jugeait son bras flétri troublant : la jeune femme avait donc été vendue aux Lavere qui résidaient pour un an hors de leur Louisiane d'origine. M. Lavere, un homme rougeaud et chaleureux, avait besoin d'une cuisinière et d'une bonne a tout faire, et le bras flétri de Daisy ne le dérangeait pas le moins du monde. Quand, au bout d'un an, la famille était rentrée chez elle, Sukey l'accompagnait.
A la Nouvelle-Orléans, des clients des deux sexes venaient lui acheter des onguents, des philtres d'amour et de petits grigris. Des Noirs, bien sur, mais aussi des Blancs. Les Lavere fermaient les yeux : peut-être jouissaient-ils du prestige de posséder une esclave crainte et respectée. Ils refusèrent toutefois de lui vendre sa liberté.
Tard le soir, Sukey s'enfonçait dans le bayou pour y danser la calenda et la bamboula. Tels les danseurs de Saint-Domingue et de son pays natal, ceux du bayou avaient un serpent noir en guise de voudon ; pourtant, les dieux des nations africaines ne les possédaient pas comme ils avaient possédé le Grand Manchot et ses compagnons. La jeune femme ne cessait pas pour autant de les invoquer, de les appeler, d'implorer leurs faveurs.
Elle entendit les Blancs évoquer la révolte de Saint-Domingue (nom qu'ils lui donnaient) et la dire vouée a l'échec — « Imaginez un peu ! Une nation cannibale ! » — puis elle remarqua qu'ils n'en parlaient plus.
Bientôt, ils lui semblèrent se comporter comme s'il n'y avait jamais eu de Saint-Domingue. Quant à Haïti, le nom n'était jamais prononcé. Toute la nation américaine paraissait se sentir capable, par un acte de foi, par la simple volonté, de supprimer une île des Caraïbes de bonne taille.
Une génération de petits Lavere grandit sous l'œil vigilant de Sukey. Le plus jeune fils, n'arrivant pas a prononcer son nom lorsqu'il était enfant, l'appela Mama Zouzou et le surnom lui resta. On était a présent en 1821. Sukey avait dépassé la cinquantaine et paraissait bien plus encore.
Elle connaissait davantage de secrets que la vieille Sanité Dédé qui vendait des bonbons devant le Cabildo, que Marie Saloppé qui se prétendait la reine du Vaudou ; toutes les deux, quoique noires, étaient libres, alors que Mama Zouzou était une esclave et mourrait telle – du moins à en croire son maître.
La femme qui vint la trouver pour savoir ce qu'était devenu son mari se faisait appeler la Veuve Paris. Elle était jeune, fière, et dotée de seins haut perchés. En elle se mêlaient les sangs africain, européen et indien. Elle avait la peau rougeâtre, la chevelure d'un noir de jais, les yeux noirs hautains. Son mari, Jacques Paris, aux trois quarts blanc, bâtard d'une famille naguère puissante, faisait partie des nombreux immigrants ayant fui Saint-Domingue et était né aussi libre que sa superbe jeune épouse.
« Est-il mort, mon Jacques ? », demanda la Veuve Paris.
Coiffeuse a domicile, elle préparait les élégantes de La Nouvelle-Orléans a leurs dures obligations sociales.
Mama Zouzou consulta les ossements puis secoua la tête.
« Il est avec une Blanche, quelque part au nord, dit-elle. Une Blanche aux cheveux d'or. II est vivant. »
Elle pouvait se passer de magie pour l'affirmer : à La Nouvelle-Orleans, l'identité de la compagne de Jacques et la couleur de ses cheveux étaient de notoriété publique.
Mama Zouzou s'étonna que la Veuve Paris ne sût pas que le « disparu » plantait toutes les nuits son petit zizi de quarteron dans une fille de Colfax a la peau rose. Du moins toutes les nuits où il n'était pas trop ivre pour l'utiliser à autre chose que pisser. Mais peut-être savait-elle. Peut-être était-elle venue pour une autre raison.
Elle revint une ou deux fois par semaine. Au bout d'un mois, elle commença a apporter des cadeaux : des rubans, un gâteau au carvi, un coq noir.
« Mama Zouzou, il est temps que tu m'enseignes ton savoir, dit-elle un jour.
— Oui », répondit la vieille esclave, qui savait sentir le vent. Par ailleurs, la Veuve Paris avait confessé être née avec les pieds palmés, ce qui signifiait qu'elle avait tué son jumeau dans la matrice. Mama Zouzou n'avait pas le choix.
Elle apprit à son élève que deux noix de muscade pendues au cou jusqu'a ce que la cordelette casse guérissent les souffles au cœur, tandis qu'un pigeon qui n'a jamais volé, ouvert en deux et posé sur la tête du patient, absorbe la fièvre. Elle lui montra comment confectionner un sac à souhaits, une petite bourse en cuir contenant treize pennies, neuf graines de coton et les soies d'un porc noir, cormment frotter le sac pour faire s'accomplir les vœux.
La Veuve Paris apprit. Cependant, elle ne s'intéressait pas aux dieux. Pas vraiment. Ayant l'esprit pratique, elle fut ravie d'apprendre que si on plonge une grenouille vivante dans le miel et qu'on la pose au milieu d'une fourmilière, un examen attentif de la carcasse nettoyée, bien blanche, révèle un os plat en forme de cœur et un autre muni d'un crochet : le second doit être pendu au vêtement de la personne dont on veut se faire aimer, le premier conservé précieusement (car s'il est perdu, votre bien-aimé se tourne contre vous tel un chien en colère). Infailliblement, si l'on agit ainsi, on séduit l'objet de son désir.
Elle apprit que du serpent séché, réduit en une poudre par laquelle on remplace le fard d'une ennemie, produit la cécité ; qu'on peut forcer une ennemie à se noyer en lui volant un sous-vêtement, en le retournant comme un gant et en l'enterrant a minuit sous une brique.
Mama Zouzou montra a la Veuve Paris la Racine Merveilleuse, la grande et la petite racines de John le Conquérant, elle lui montra le sang-du-dragon et la valériane et l'herbe-aux-cinq-doigts. Elle lui apprit a préparer le thé-pourri et l'eau-suis-moi et l'eau faire-Shingo.
Toutes ces choses, et d'autres encore, elle les enseigna. Cependant, elle était déçue. Elle s'efforçait de transmettre les vérités cachées, le savoir profond, d'évoquer Papa-Legba, Mawu, Aida-Wedo, le serpent voudon, et ainsi de suite, mais la Veuve Paris (dont je vous apprendrai a présent le nom de baptême, ensuite célèbre : Marie Laveau ; non pas la grande Marie Laveau, celle dont vous avez entendu parler, mais sa mère, qui finit par devenir la Veuve-Glapion) n'éprouvait aucun intérêt pour les dieux des pays lointains. Si Saint-Domingue avait fourni une terre grasse et noire aux dieux africains, ce pays-là, avec son maïs, ses melons, ses écrevisses et son coton, était ingrat, stérile.
« Elle ne veut pas savoir », se plaignit Mama Zouzou à Clémentine, sa confidente, qui lavait le linge de bien des foyers du quartier, notamment rideaux et couvre-lits. Des brûlures s'étalaient sur la joue de la blanchisseuse, dont un des enfants avait été un jour ébouillanté à mort par une lessiveuse renversée.
« Alors, ne l'instruis pas, dit-elle.
— Je lui enseigne tout, mais elle ne voit pas le plus précieux, seulement ce qu'elle peut en tirer. Je lui donne des diamants : elle ne s'intéresse qu'aux jolis morceaux de verre taillé. Je lui donne une demi-bouteille du meilleur vin de France : elle boit l'eau de la rivière. Je lui donne de la caille : elle ne veut manger que du rat.
— Alors, pourquoi persistes-tu ? » demanda Clémentine.
Mama Zouzou haussa ses maigres épaules, ce qui secoua son bras flétri.
Elle fut incapable de répondre. Elle aurait pu dire qu'elle enseignait parce qu'elle était heureuse d'être en vie — et elle l'était : elle avait vu trop de gens mourir. Elle aurait pu dire qu'elle rêvait d'un soulèvement comme il y en aurait un (écrasé) à LaPlace, mais savait au fond de son cœur que sans les dieux de l'Afrique, sans la faveur de Legba et de Mawu, les esclaves ne vaincraient jamais leurs ravisseurs blancs, ne retourneraient jamais dans leurs pays.
Quand elle s'était éveillée au milieu de cette nuit terrible, presque vingt ans plus tôt, pour sentir l'acier froid entre ses côtes, Mama Zouzou avait cessé de vivre. A présent, elle ne vivait plus : elle haïssait. Si on l'avait interrogée sur l'origine de cette haine, elle aurait été incapable d'évoquer une petite fille de douze ans sur un bateau puant : ce souvenir-là s'était embourbé dans son esprit — il y avait eu trop de flagellations et de bastonnades, trop de nuits aux fers, trop de séparations, trop de douleur. Elle aurait cependant pu parler de son fils, de la manière dont on lui avait tranché le pouce lorsque leur maître s'était aperçu qu'il savait lire et écrire. Elle aurait pu parler de sa fille de douze ans, déjà enceinte de huit mois d'un contremaître, de la manière dont on avait creusé un trou dans la terre rouge pour qu'elle y insère son ventre gonflé, puis dont on l'avait fouettée jusqu'au sang. Malgré le trou creusé avec soin, la suppliciée avait perdu son bébé et sa vie un dimanche matin, alors que les Blancs étaient a l'église...
Trop de douleur.
« II faut les vénérer », déclara Mama Zouzou à la jeune Veuve Paris dans le bayou, une heure après minuit. Toutes les deux nues jusqu'a la taille, elles suaient dans la nuit humide, la peau luisante sous le clair de lune blafard.
Jacques Paris (dont le décès, trois ans plus tard, présenterait plusieurs particularités remarquables), avait un peu parlé a sa femme des dieux de Saint-Domingue, mais elle s'en moquait. Le pouvoir venait des rituels, non des dieux.
Ensemble, Mama Zouzou et la Veuve Paris roucoulaient, tapaient des pieds et ululaient dans le marais. Les chants de la libre femme de couleur et de l'esclave au bras flétri attiraient les serpents noirs.
« Ca ne consiste pas seulement en : prospère et abats tes ennemis », affirma la vieille femme.
Une bonne partie des paroles des cérémonies, qu'elle avait connues et que son frère avait connues, s'étaient enfuies de sa mémoire. Elle informa la jolie Marie Laveau que les mots n'avaient pas d'importance, que seuls comptaient les mélodies et les rythmes — puis là, tandis qu'elle attirait les serpents noirs des marais par ses chants et ses piétinements, elle eut une étrange vision. Elle vit les rythmes des chants, celui de la calenda, celui de la bamboula, tous les rythmes de l'Afrique Équatoriale qui se répandaient lentement sur cette terre de nuit pour que le pays tout entier frissonne et se balance au gré des dieux anciens dont elle avait quitté les royaumes. Et même cela, elle le comprit, ne serait pas suffisant.
Elle se contempla a travers les yeux de Marie : sa peau noire, son visage ridé, son bras osseux qui pendait mollement a son côté. Ses yeux étaient ceux d'une femme ayant vu ses enfants se disputer avec des chiens le contenu d'une mangeoire. Elle connut pour la première fois la révulsion et la peur qu'elle inspirait a sa compagne.
Puis elle éclata de rire et s'accroupit afin de ramasser de sa main valide un serpent aussi long qu'un arbuste, aussi épais qu'un cordage de marine.
« Voila, dit-elle, ce sera notre voudon. » Elle lâcha l'animal soumis dans le panier que portait Marie la jaune.
Soudain, sous la lune, la double-vue la posséda une dernière fois et elle découvrit son frère Agasu. Ce n'était plus le garçon de douze ans qu'elle avait perdu sur la place du marche de Bridgetown, mais un colosse chauve au sourire édenté, le dos marqué de profondes cicatrices. Il tenait une machette dans la main gauche. De son autre bras, ne demeurait qu'un moignon.
Wututu tendit vers lui sa propre main gauche valide.
« Reste, chuchota-t-elle. Reste un peu. J'arrive. Je serai bientôt près de toi. »
Marie Paris crut que la vieille femme s'adressait a elle. 

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