lundi 2 décembre 2019

Pigeon – Jean-Marc Royon

« Messieurs-dames, y'en a trop dans le showbiz qui ouvrent leur clapoir que pour baver du mou. On voit bien à leur gueule de raie qu'y d'mandent qu'à s’faire reluire l'ego et à se remplir les fouilles, mais faire gamberger les gens est le cadet de leurs soucis, voire contre-productif pour leur petit commerce, vu que cela serait le moyen le plus sûr moyen pour eux de dévoiler leur insignifiance cupidité et du coup de se faire gicler de leur piédestal à grands coups de pompe dans le train ! Si c'est pas pour secouer un peu la cervelle ou le boyau de celui qui demandait qu'à se distraire, t'as rien à foutre à tenir le crachoir. C'est ma théorie du théâtre. Je suis peut-être pas Louis Jouvet, encore moins Molière ni Bebel (pour ceux qui croient que c’t’acteur était comédien), ça peut vous paraître prétentieux, peut-être minable et quoi qu'il en soit totalement vain de vouloir ouvrir les yeux de ses contemporains, mais c'est comme ça et de toute façon je vous emmerde. Moi je joue sur le goudron alors je dis ce que je veux. J’ai qu'une bouche à nourrir c'est pour ça que je peux l'ouvrir.  » 
(extrait pour une mise en bouche)

Pigeon
(nouvelle parue dans le recueil Mourir sans crever de faim, chez AAARG éditeur, 2015)

A Guy Zollkau

La clique est en pleine forme aujourd'hui. Il y a des jours comme ça, dans l'existence, et sans qu'on puisse vraiment dire pourquoi, où la vie reprend pleinement ses droits et parait ne pas faire davantage cas de l'état de délabrement des corps que de la lassitude des âmes. Ça ressemble à ce qu'est ce sursaut de vitalité que connaissent parfois les malades en phase terminale avant qu'ils ne fassent le grand saut, sauf que chez le clodo l'agonie est plus étalée dans le temps et que ces quelques heures de rémission peuvent se répéter pendant de longues années. Est-ce que cela est dû à la qualité aléatoire du pinard, au hasard de l'alimentation, à une phase de repos des parasites, des bactéries et des virus qui colonisent ses haillons et sa viande grise ou tout simplement à une volonté inopinée de l'esprit de vouloir profiter encore un peu d'être au monde, personne n'est en mesure de le dire, tant il est vrai qu'on ne se penche en général sur le cas d'un crevard que pour en constater le décès. 11 y a des jours comme ça, c'est tout, et aujourd'hui est un de ceux-là. Sur la placette « toutes options » (bancs, platanes, abribus, supérette et accessoirement fontaine Wallace qu’occupe en son centre une large bouche de métro, les quatre compères vaquent à leurs tâches, sourire aux lèvres. Rat' assis sur un banc, jambes croisées, les lorgnons au bout du nez, est absorbé par la lecture d'une épaisse édition de luxe râpée des Frères Karamazov. Régulièrement il jette un coup d'œil en direction de Casquette qui, tournant sur lui-même à l'intérieur de l'abribus comme le fait un acteur dans sa loge avant de rentrer en scène, est en train de se chauffer la voix à grands coups de jaja « first class » et de vocalises graillonneuses. Le début du show est imminent. Pachwork a quitté son poste devant l'entrée de chez Vainqueur quand il a vu que Casquette se préparait à entrer en piste et se tient maintenant à califourchon sur un scooter flambant neuf stationné là et sur le top-case duquel il aligne les piles de la mitraille qu'il a récoltée en faisant la manche. Afin de tuer le temps lui aussi, Filou a le cul posé sur le tube horizontal d'une borne antivol de la station de Vélib', un caddie retourné entre les jambes, et s'affaire à en réparer une roulette La circulation sur les trois mes qui délimitent le triangle de la place est peu dense en ce début d'après-midi, les flots sporadiques des usagers du métro qui se déversent en surface sont clairsemés et quelques rares pigeons éclopés déambulent l'œil à l'affût en picorant pitance. Les faisceaux du soleil à travers les arbres éclairent ce coin de la capitale de mille gloriettes et terminent de donner à l'ensemble le charme paisible d'une peinture de genre. Et, s'il vous plaît, sans l’hombre de la visière d'un flic. Toutes les conditions sont donc réunies pour que Casquette éprouve son nouveau numéro. C’est peut-être ça finalement qui leur fait exposer à tous leur piano déglingué au milieu de leur trogne réjouie. Quinze jours qu'ils le voient s'isoler en lisière de leur campement de Bagneuil-sous-Bois, à gesticuler et à brailler le long du grillage qui borde le périph pour répéter sa nouvelle pièce. Ils ont eu beau le cuisiner, le taquiner, essayer tous les chantages possibles, ils n'ont pas réussi à obtenir autre chose, et de haute lutte encore, que le titre de l'œuvre : Pigeon ! Un postulat qui n'a eu pour effet que d'épaissir un peu plus le mystère qui règne autour de l'opus. La seule certitude qui tient à peu près, c'est qu'il faut de toute façon s'attendre à de l'inédit cru et outrancier. Comme une vedette qui va éprouver son spectacle sur le public inoffensif et friand de province avant de se jeter sous les feux de la rampe assassine et blasée de la capitale, Casquette a décidé d'étrenner sa nouvelle création à une heure creuse de l'après-midi, devant peu de public donc, soucieux qu'il est surtout du regard et des retours critiques de ses trois acolytes afin d'y apporter les derniers réglages. Pour Casquette le théâtre c'est chose sérieuse. C'est avec ça qu'il a raté sa vie. Une mission, un « ça sert d'os », comme il dit, qui l'aide à tenir debout et dont il livre sa conception dans le discours qu'il tient au public en guise d'épilogue, quand c'est le moment surtout que celui-ci passe à la caisse : Messieurs-dames, y'en a trop dans le showbiz qui ouvrent leur clapoir que pour baver du mou. On voit bien à leur gueule de raie qu'y d'mandent qu'à s’faire reluire l'ego et à se remplir les fouilles, mais faire gamberger les gens est le cadet de leurs soucis, voire contre-productif pour leur petit commerce, vu que cela serait le moyen le plus sûr moyen pour eux de dévoiler leur insignifiance cupidité et du coup de se faire gicler de leur piédestal à grands coups de pompe dans le train ! Si c'est pas pour secouer un peu la cervelle ou le boyau de celui qui demandait qu'à se distraire, t'as rien à foutre à tenir le crachoir. C'est ma théorie du théâtre Je suis peut-être pas Louis Jouvet, encore moins Molière ni Bebel (pour ceux qui croient que c’t’acteur était comédien), ça peut vous paraître prétentieux, peut-être minable et quoi qu'il en soit totalement vain de vouloir ouvrir les yeux de ses contemporains, mais c'est comme ça et de toute façon je vous emmerde. Moi je joue sur le goudron alors je dis ce que je veux. J’ai qu'une bouche à nourrir c'est pour ça que je peux l'ouvrir. J'ai pas de comptes à rendre, ni à un directeur, ni à un subventionneur et encore moins à un casse-burnes de spectateur qui voudrait se faire rembourser son billet parce que le spectacle lui a pas plu. Quand le public croit qu'il est juste un client c'est qu'il aurait dû rester devant sa télé. C'est même pas du théâtre de rue, c'est que du théâtre de caniveau que j'ai eu l'honneur d'exercer devant toi, public. T'étais pas obligé de t'arrêter, t'es pas obligé d'aimer, t'es pas obligé de donner et tu peux repartir comme t'es arrivé. Maintenant si t'as été sensible au propos ou mieux encore au talent de l'artiste, rien t'empêche de cracher une petite thune. Le litre d'étoilé c'est deux euros, le paquet de jambon c'est quatre, la place de cinoche c'est dix et je te fais grâce de ta redevance télé. À toi de voir ce que tu peux mettre dans cette échelle de prix. Quoi qu'a en soit, rupin ou fauché, charitable ou radin, la bourse en peau de cour ou en écorce d'oursin, ne te prive pas de ce plaisir gratuit qu'est celui d'applaudir ! Merci m’sieurs-dames, bonjour à votre patron, bonne continuation et par ici la monnaie !
En général les spectateurs qui n'ont pas pris leurs jambes à leur cou, épouvantés par la fureur théâtrale de Casquette, sont encore là à la fin des dix petites minutes que durent généralement ses saynètes uniquement parce qu'ils sont tétanisés par l'effroi que leur a provoqué ce à quoi ils viennent. d'assister. Ce n'est qu'une fois que l'acteur ôte sa casquette pour venir la leur tendre sous le nez qu'ils semblent sortir avec peine de la torpeur où les a plongés la cruauté de ce qu'ils ont vu et qui relègue toute l'œuvre d'Antonin Artaud au rang de gentille pantalonnade pour clientèle de foires. On les voit alors sortir leur porte-monnaie, leur portefeuille ou tout simplement fouiller fébrilement dans leurs poches pour garnir la casquette incontournable de l'éponyme comme ils le feraient sous la menace d'une injonction divine. Dans la panique, c'est souvent du talbin qu'on voit tomber. Il faut dire que Casquette, comme on dit dans le métier, a un physique. C'est un grand métis « brido/blanc-bec » qui devrait mesurer un bon mètre quatre-vingt-dix si la nature ne l'avait pas affligé d'une bosse en place de l'omoplate gauche, accentuée par une voûte de la colonne vertébrale qui s'est formée au fil du temps sous le poids de sa longue existence de mendiant. Mais le plus effrayant reste saris aucun doute cette large balafre qui lui barre la face de la pointe du crâne au bas du menton, épaisse et longue comme un coup de sabre et qui sépare sa barbe noire en deux, puisque les poils n'y repoussent plus. La trogne terrifiante d'un cosaque sanguinaire, d'un hallebardier sans pitié. Une gueule qui aurait dû lui ouvrir les portes des scènes nationales et des grandes fresques historiques où ne l'attendait peut-être pas une immense carrière en tant que vedette mais sans doute une renommée honnête en tant qu'uhlan. Dans le portrait saisissant de l'artiste on notera de surcroît que cette estafilade mal rafistolée traverse en chemin le trou noir de sa bouche dans laquelle ne s'accrochent plus que ses quatre gigantesques incisives couleur tabac en haut et ses deux longues canines branlantes en bas. Pour achever le monstrueux du personnage, on ajoutera la boule de charpie noirâtre qui enveloppe depuis quelque temps son pied droit malade et qui l'oblige à une claudication pénible. Rat', qui a des lettres, se fait régulièrement la réflexion que son grand pote est l'incarnation de Richard III dans le costard de Chaplin.
L'espace scénique, certes sommaire, a été matérialisé avec précision. L'arrière du grand panneau vitré de l'abribus, occulté pour l'occasion par un pendrillon de fortune, que l'on doit au talent de couturier de Pachwork, sert de fond de scène. Au sol des objets hétéroclites sélectionnés avec soin clans les plus opulents locaux à poubelles du quartier, et grossièrement lavés, formant un arc de cercle de la largeur de l'abribus et d'une profondeur de quatre pas, séparent l'espace de jeu de celui du public. À métro (entendez à « cour ») les baluchons douteux de la clique sont entassés et signalent une coulisse tandis qu'à banc (« jardin »), sur un carton de lave-linge renforcé par du gaffer (un cadeau du directeur technique du Châtelet qui habite le quartier et que fascinent les prestations de Casquette), les différents accessoires indispensables au spectacle sont agencés dans l'ordre de leur entrée en scène. En général il n'y a pas ou peu de décor, la démarche artistique de l'artiste visant à atteindre à l'essence même du théâtre, c'est-à-dire selon lui, à l'expression irréductible et nue « d'un mec qui parle aux gens. » En guise de premier rang, pour encourager les premiers badauds à devenir les premiers spectateurs, quelques chaises en plastique disparates sont alignées avec trois ou quatre casiers de vin de table et une poubelle retournée. C'est tout. C'est pas la Comédie-Française, sûrement pas un riche lieu, juste un pauvre endroit, mais l'essentiel est là.
Mais voilà Casquette qui sort de l'abribus pour venir poser au milieu de la scène une pancarte en carton au bout d'un manche à balai sur laquelle il a écrit « J'arrive ». C'est le signal. Rat' referme son bouquin et vient prendre place sur une des chaises réservées aux spectateurs. Une ruse bien rodée qui est censée amorcer la pompe en intriguant le public et en l'incitant à se ruer sur les meilleures places. Des fois, ça prend. Pachwork et Filou quant à eux se lèvent, se rapprochent mais gardent leurs distances et restent debout. Ils ont interdiction formelle de venir squatter le premier rang. D'abord pour ne pas gaspiller les meilleures places payantes mais surtout pour ne pas rebuter les gens en leur donnant la désagréable impression que s'asseoir là les assimilerait aussi sec à la masse des laissés-pour-compte, des sans domicile fixe, des allocataires de minimas sociaux et de toutes les autres catégories de parasites et de profiteurs. Rat', avec ses cheveux gras mais coiffés, sa chemise à peine grise, son petit veston usé juste ce qu'il faut, son pantalon à pince presque propre et ses bottines cirées aux crachats peut encore passer pour un chômeur célibataire. En revanche Pachwork, avec son ensemble bigarré de créateur de guenilles (son hobby) auquel il doit son surnom, et Filou qui ressemble avec son bleu de chauffe à un vidangeur de cuve maladroit et distrait ne peuvent absolument pas donner l'illusion d’être autre chose que ce qu'ils sont. « Restez bien dans le fond » leur dit toujours Casquette, « on a l'impression qu'y a un troisième balcon, ça fait théâtre ! » C'est la combine qu'il a trouvée pour qu'ils croient à leur fonction essentielle dans le dispositif sans blesser leur amour-propre en les forçant à admettre qu'ils sont vraiment trop cradingues pour s'asseoir à « l'orchestre ». Maintenant Casquette se tient en embuscade derrière un des poteaux Guimard et attend d'apercevoir l'arrivée de la prochaine vague de voyageurs en bas des marches du métro pour attaquer la retape en jouant au clairon un air inspiré des trompettes de Maurice Jarre qui annonce le début des spectacles dans la cour d'honneur du Palais des Papes pendant le festival d'Avignon depuis le Mlle siècle. Il est persuadé qu'avec ça il fait déjà un tri de premier choix parmi ses spectateurs potentiels, entre les lecteurs avertis de Télérama et les abonnées bas du bonnet à Canal foutre.
Tout à coup le volume sonore du grondement sourd et continu de la capitale baisse sensiblement. Un phénomène assez rare qui ajoute à la solennité de l’instant où comme au théâtre ; juste avant que la représentation commence, le silence s’impose progressivement dans la salle alors que le public est plongé dans l'obscurité. Les grosses pognes trémulantes de l'acteur principal trahissent un trac inhabituel chez ce franc-tireur des arts de la rue. C'est dire l'importance de l'enjeu qu'il a mis dans l'accueil que va réserver « son » public à la première de Pigeon !
Montant des entrailles de la Terre on perçoit le lointain signal sonore d'un métro qui redémarre.
— Les v'là les gars ! Faites une prière à chais pas qui pour que ce soye pas un troupeau de bridés ! lance-t-il à sa claque.
Rat' lui adresse un clin d'œil plein de malice, tandis que les deux autres l'encouragent de leurs pouces levés. Casquette s'ébroue, fait rouler sa tète pour se détendre les cervicales, secoue ses bras le long du corps, s'éclaircit la voix en se raclant un épais glaviot rocailleux qu'il crache derrière lui et sort enfin sa vieille trompe cabossée de dessous son manteau pour l'amener à sa bouche. Le premier mugissement qu'il insuffle à l'engin est synchrone avec apparition du crâne des premiers voyageurs qui sortent de terre. Mais la surprise ne vient pas de là. À cet instant même, une foule nombreuse, comme si elle attendait jusque-là le coup de corne, sort des bistrots alentours pour traverser la rue et venir se disputer les places assises. Certains ont même amené avec eux leur chaise ou leur tabouret bar. Devant l'affluence Rat' se voit contraint de céder son siège, de bonne grâce, au Père Laflûte, buveur inconsolable d'eau de Vichy depuis que la gangrène lui a grignoté une jambe, et figure du quartier populaire pour ses élans de nostalgie lyrique au sujet de l'Algérie française et de la discipline allemande (quatre-vingt-seize ans, on le laisse causer.) Le directeur technique est là aussi, son demi à la main, accompagné de son équipe du Châtelet. Et puis le gros Sergio et ses bacchantes de fanfaron, l'Asticot et ses trente kilos tout mouillé, Tête d'ampoule et sa tonsure, le Baron Bec-en-l'air, madame Lucette, l'Endive et son teint blême, la Turlutte et sa grande gueule, Mokhtar (dit « Chichon »), le Polack (dit « Dents-de-Zig »), Main-gauche, la Belle de Caddie (caissière chez Vainqueur !), bref tout ce que le secteur compte comme piliers de comptoir et d'habitués désœuvrés mais sociables. Mais ce n'est pas tout, parmi la centaine de personnes qui fait cercle maintenant autour du théâtre, on reconnaît aussi des habitants du quartier qui ne mettent jamais les pieds dans un rade. Il y a même des résidents qui ont invité leurs voisins à venir jouir du spectacle du haut de leur balcon et des commerçants qui se tirent sur le cou sur le seuil de leur boutique pour essayer de profiter tant bien que mal de quelques bribes de l'événement. Cette affluence subite a coupé net le sifflet du corniste qui vient de réussir un couac hors du commun à faire pâlir de jalousie n'importe quelle fanfare occitane. De toute façon rien ne servait plus de s'époumoner puisque même ceux qui sortaient du métro ont rejoint le parterre de VIP. « Ben merde alors ! », voilà cc que l'on peut lire en substance sur la mine ébaubie de Casquette avant qu'il se ressaisisse et jette un regard suspicieux en direction de Rat' le comploteur. Le sourire en coin qu'arbore celui-ci est éloquent : il a tout manigancé. On réglera ça plus tard ! Pour l'instant on affiche complet, le public est prêt. Un silence religieux plane sur la place. Les visages sont extatiques et les cœurs disponibles. Mais rien ne se passe sinon un léger coup de vent qui vient renverser l'écriteau « J'arrive ». Rat' se glisse, dos courbé, sur la scène pour le ramasser. Il jette un regard inquiet au-dessus du public à la recherche de Casquette. Personne. Qu'est-ce qu'il fout ?! Pas aujourd'hui ! C'est maintenant ou jamais mon bonhomme ! Quoi merde 1? C'est tout juste si Fabienne Pascaud n'est pas au premier rang ! Une longue minute s'écoule, interminable. Les gens commencent à se regarder, interrogateurs, dubitatifs. Raclements de gorges, brefs accès de toux, murmures, regards alentours, premiers petits mouvements d'impatience. Rat', toujours sur scène, l'écriteau en main, s'apprête manifestement à improviser une déclaration pour meubler l'attente quand l'artiste apparaît enfin de derrière un platane en remontant sa braguette. Ouf ! Pas de panique ! C'était juste le « pisse-trois-gouttes » réglementaire que connaissent tous les grands professionnels. L’assemblée toute entière lâche un grand soupir de soulagement et déjà quelques applaudissements fusent. Rat', en deux petits bonds rapides disparaît en coulisse et là, une inspiration soudaine le traverse. Il se met à frapper joyeusement sur une plaque d'égout avec le manche à balai la saccade traditionnelle des trois coups. Quelques-uns diront même plus tard qu'ils ont vu s'ouvrir ce jour-là le plus majestueux des rideaux rouges. Tout commençait pourtant si bien. Avec lenteur, gravité, Casquette, impérial, traverse le public (mais est-ce encore lui tant il est habité par son rôle ?). Onde ouverte de la mer Rouge, lui les Hébreux, nous Pharaon. Quel aplomb pour un boiteux, quelle grandeur pour un bossu, à en faire tomber à genoux un cul-de-jatte. Enfin ça y est, il est sur scène ! Il balaye l'assemblée de son œil noir et profond. Chacun ressent ce regard comme s'il lui était personnellement adressé. Une tension s'installe, hypnotique. Un bébé se met à pleurer, sa mère lui met la main sur la bouche, Casquette le toise, la mère retire sa main, l'enfant s'est tu ! Et il attaque, a cappella. La voix de tête qu'il essaye d'adopter en dépit de ses cordes vocales déglinguées par une vie d'alcool, de tabac, d'hivers rigoureux et d'hurlements à la lune donne, dès le premier vers, un accent poignant à sa chanson :

Faiblement d'abord :

J'ai pas toujours été
Ce grand machin tordu
Pourtant quand je suis né
Comme vous rose et dodu
Ma mère m'a regardé
Mais ne m’a pas r’connu.
M’a largué sur l’pavé
Et n’est jamais rev’nue !

Plus fort maintenant, jusqu'à la fin :

Moi un si beau bébé
Voyez c'que j’suis dev'nu
On devrait pas laisser
Ses enfants dans la rue
La vie est un navet
Quand t'as raté l’début
La vie est un navet
Quand t'as raté l'début

Et là, à la surprise générale, en maître absolu du switch, il renverse le climat de réalisme noir de sa chanson pour entrer dans une gigue loufoque et se mettre à brailler le refrain à tue-tête :

La Ddass
Ton univers impitoyable x 2
Talalalalalala

La farce est énorme. Le temps que tout le monde ait saisi le changement de registre radical et commence à se bidonner qu’il a déjà entamé le deuxième couplet. L’assistance est aussitôt refroidie. Les visages bouleversés se mélangent à ceux qui sont encore hilares. Le public est surpris, le public est déstabilisé, le public est conquis. Quel métier !

Au sein de la misère
J'ai tété tant et plus
Sur mon ch'min au calvaire
J'ai grandi comme j'ai pu
Quand on n'a pas eu d'mère
Ni de papa non plus
Le monde est un enfer
Où qu'on r'grette d'être venu
Plus d'une fois dans les airs
Je me suis vu pendu
Dans mes nuits de galère
Surtout quand j'avais bu
Et qu'je dormais par terre
Et que rêvais aux nues
Et qu'je dormais par terre
Et que rêvais aux nues

Et on repart pour un tour :

La Ddass
Ton univers impitoyable x 2
Talalalalalala

Si jusqu'alors la complainte était teintée de fatalisme' il aborde maintenant le dernier couplet avec la conviction que l'on met dans une chanson engagée :

J’me suis jamais marié
On m’met pas l'grappin dessus
Je tiens à ma liberté
Et malheur aux cocus
Pis j'ai jamais bossé
J'ai une chance de bossu Y’a jamais un taulier
Qu'a pu me botter l’cul
C'est à la charité
Que j'dois d'avoir vécu
D'avoir beaucoup donné
Et d'avoir beaucoup r'çu
J'ai rien à regretter
‘rci à vous d'être venu
J'ai rien à regretter
‘rci à vous d'être venu

Pour le final, bien conscient du tabac qu'il est en train de faire, Casquette n'est plus un bossu, Casquette n'est plus un boiteux, sa balafre n'est plus qu'un immense sourire, il exulte, exhorte le public, de la tête et des bras, à reprendre avec lui (ce que ce dernier s'empresse de faire) cette imparable parodie, ce sommet de dérision, cette perle d'humour noir :

Tout le monde :

La Ddass
Ton univers impitoyable, ad lib
Talalalalalala

C'est un triomphe ! Dans la coulisse Rat' se tient les côtes, plié en deux, tandis qu'au dernier rang Patchwork et Filou ont la mâchoire qui traîne par terre, fascinés qu’ils sont par ce que vient de livrer leur pote. La différence de nature de leur réaction est la même que l'on retrouve dans tout le public, mais qu'ils essuient des larmes de rire ou d'émoi, tous applaudissent sans retenue. C'est un tonnerre qu'accentue encore le concert de klaxons provoqué par un ralentissement de la circulation qu'a engendré la curiosité de certains automobilistes. Casquette, fier et digne, enchaîne les saluts en se penchant du mieux qu'il peut vers l'avant, une main sur le cœur. Lui qui a tant dégusté voilà enfin qu'il peut savourer. Alors que l'ovation semble ne jamais devoir s'arrêter il disparaît derrière le rideau de fond de scène, dans l'abribus. Quoi, ce cabotin chercherait-il le rappel ?! Serait-il mû par une irrésistible envie de bisser ? C'est ce que croient comprendre les spectateurs qui pour l'encourager reprennent tous en chœur le refrain : La Ddass, ton univers...
Et le revoilà. Ce sont des Ouaiiiis ! des Hourra ! des Bravo ! des Une autre ! qui font maintenant trembler le ciel de Paris. Mais il n'est plus seul. Il porte sur le haut de son épaule difforme, qu'il tient ficelé par les pattes, un pigeon qui paraît bien serein. Bizarre 1 En tout cas celui-ci n'essaye pas de s'enfuir et ses ailes restent immobiles. Casquette serait-il le premier dompteur de volatile au monde ? Comprenant qu'un nouvel acte n'attend plus que le calme pour pouvoir commencer, le public reprend doucement ses esprits, tempère son enthousiasme, des Chut ! et des Vos gueules ! remplacent les vivats et en quelques secondes la fascination muette pour le phénomène a repris possession de la foule. On se bouscule ici pour sortir du métro, on se contorsionne là-bas pour se faufiler devant la scène. Le Père Laflûte pleure encore tout bas dans les bras de Mokhtar. La chanson à l'ancienne, c'est toute sa jeunesse.

J'ai rencontré Jipé (il désigne l'animal), qu'était qu'encore poussin, qui savait pas voler et qui piaillait sa faim sur le givre du matin au pied d'un arbre à nids d'où que ses parents étaient partis. Un pigeonneau, un petit poids-plume qu'en revenait pas de tomber de si haut, qui m'a mis dans l’cœur une enclume quand je l’croyais plein d'asticots. «Mon pauvre Pioupiou te v’là mal aguerri, t'aurais mieux fait de t’rompre le cou plutôt que d'être là où qu't'atterris ». Il était nu comme un Jésus de l'autre côté du Paradis, pas une plume sur l'caillou, le bec qui claquait au vent, rien que dix grammes de peur et de faim mais qui à moi me pesèrent cent tonnes. J’étais ému, ça vous étonne ? « Tu trouveras jamais ta pitance, si tu veux j'abrège tes souffrances, de toute façon t'es condamné, tu sais déjà que l’monde est sans pitié, ça s'rait qu'une purge de continuer. Suffit que je lève la jambe et plaf ! je te libère de ta vie de piaf. Je te rends au ciel qu'est ta vraie place. T'auras pas mal c'est d’jà pas mal, mourir faut que ce soit radical. C'est tout ce qu’on peut souhaiter ; mourir d'une maladie qui s'rait pressée. On dira qu'la tienne c'était mon pied. »
Je m'apprêtais à faire une omelette de celui qu'aurait mieux fait de rester un œuf, vous trouvez que je suis un dégueulasse ? Pour comprendre, prenez ma place ! Et puis j'ai vu son œil, pas plus gros qu'une tête d'épingle qui s'est planté dans mon cœur ! Y'avait tout l'amour du monde dans ce millimètre de vie, j'étais foutu, je l'ai ramené sous mon duvet lui qu'en était tout dépourvu. Sur des cadavres de chats crevés j'ai récolté des bloches, gras comme des grains de riz pilaf et je l'ai nourri comme une mère piaf, toujours ça qu'auront pas les boches.
« Si un jour je te vois voler, j'aurai gagné ma liberté ! » C'est toujours ce que je lui répétais quand je lui donnais sa bectée. Et voila, devant vous c’est Jipé, qu’a les pattes intactes, une panse de sénateur, et un petit nid douillet dans les replis de mon cœur.

Brusquement Casquette change de ton, d'humeur, de regard aussi. Le public est suspendu à ses lèvres aux commissures desquelles une écume excessive commence à s'accumuler. Personne ne s'en est encore aperçu sinon Rat' qui, connaissant son bonhomme comme personne, vient de changer sa mine réjouie pour une plus inquiète. Il sait son copain à peu près capable de tous les culots de toutes les extrémités, de tous les sacrifices quand il s'agit d'aller au bout de ce qu'il veut exprimer. Ses spectacles précédents l'ont d'ailleurs déjà largement prouvé. Casquette a pris Jipé dans sa main pour mieux le montrer au public.
Mais il a jamais su voler l'andouille, ou alors peut-être jamais voulu, pas plus que moi en tout cas, qu'a jamais su faire que mendier. Finalement à quoi ça sert la liberté ? Çase paye souvent au prix de ne pas manger ! La faim c'est une prison qui s'étend partout là où tu veux marcher. Dès que Casquette a prononcé le mot « faim », Rat' s'est mis en alerte maximum. Il ne sait pas du tout à quoi s'attendre mais son corps est en tension, prêt à intervenir, à bondir, car il sait que, aussi étrange que cela puisse paraître chez un poivrot comme Casquette, bien plus que le besoin d'alcool c'est le besoin inassouvi de se nourrir qui le fait le plus souffrir. Et ses nerfs sont fragiles ! Quand t'es rien, quand t'as rien, quand tout le monde se fout de c'que tu mangeras d'main, c'est toujours la faim qui te tient à sa main ! Elle te rend fou, minable, esclave, voleur, assassin ! Elle te rend sourd. Sourd à l'appel du large, sourd au possible, sourd à la volonté, sourd à l'amitié, sourd à l'amour, sourd aux hommes, sourd au monde, sourd à la vie ! Il tient maintenant l'oiseau près de son visage, comme s'il voulait lui parler dans les yeux. Rat' est blême. Et le pire, mon petit Jipé, c'est que c'est l'appétit des uns qui fait la faim des autres ! Elle nous fait dévorer ceux qu'on a aimés, Saturne qui dévore ses enfants et moi qui te rend ta liberté. La faim est sans pitié. Et Casquette empoigne le malheureux pigeon et lui croque le tête. L'effet est immédiat, le phénomène irréversible, c'est l'apocalypse.


Épilogue

Le soir est tombé sur la placette où le cours normal des choses a repris. Les dernières conséquences de l'effet dévastateur de l'événement ne peuvent plus se voir ailleurs que sur les visages hébétés de Pachwork et Filou qui sont assis sur le banc le plus éloigné de l'abribus où Rat' et Casquette discutent :
— Les pompiers Casquette ! Les flics, passe encore, ils pouvaient rien dire, mais les pompiers ! Tu te rends compte !
— Je pouvais pas me douter que le Père Laflûte avait le cœur aussi fragile ! Il a presque cent piges, merde !  
— Tu crois qu'y va s'en remettre ?  
— Le coeur oui, d'après le toubib ! Mais le choc psychologique, ça va être une autre histoire.  
— Pour un type qu'a fait l’Indo, il est un peu chochotte, tu trouves pas ?
— Putain Casquette ! Mais tu te rends compte du merdier que t'as foutu ! Tous ces gens qui se sont mis à dégueuler tripes et boyaux en même temps! Les mecs du camion à eau de la ville ont dit qu'ils n'avaient pas vu une rue aussi dégueulasse depuis la coupe du monde 98. On patinait dans le gerbi. Et les gosses merde, tu t'es pas dit qu'y allait avoir des gosses ?! Des âmes sensibles, je sais pas, des végétariens !
— Bah si !
— Alors ?! Pfffff !
— N'empêche que t'avoueras qu'on a jamais fait une manche comme ça ! Quatre cents euros quasiment ! Ceux qu'ont pas supporté y se sont barrés d'accord, mais ceux qu'ont donné, eux y z'ont drôlement aimé ! Y'avait pratiquement pas de pièces dans ma casquette, que des biftons. C'est un signe quand même ?! Quand t'arrives à faire réagir et à diviser le public comme ça, c'est que t'as pondu un sacré truc, tu crois pas ?
— C'est sûr, on va en causer de ton pigeon ! Ça m'étonnerait pas que tu sois dans le Parisien dans les jours qui viennent. Tiens justement en parlant du pigeon, comment t'as fait pour qu'il ne s'envole pas ? Tu l'as dressé ?
— Dresser un pigeon ?! Tu perds les pédales Rat' ?
—Alors comment c'est possible ?
— Ben... hum... je lui ai collé les ailes !
— CASQUETTE ! Mais tu te rends compte de la cruauté de ton truc ?!
— C'est pas moi qui suis cruel Rat', c'est la vie. C'est ça que je voulais dire.
— Bah c'est réussi !
— C'est vrai ?!
— Quoi c'est vrai ?
— Tu trouves qu'il est réussi mon spectacle ?
— Je devrais pas te le dire mon pote, mais c'est un putain de chef-d’œuvre que tu nous as mis dans la gueule ! Touche à rien.
— Ah merci Rat', nom de Dieu de bordel de merde, je le savais ! Je tiens un truc !
— Quoi ? Tu comptes le refaire ?!
— Et comment ! Pas plus tard que demain !
— Non ! Et où ça ?
—J'ai envie de me faire la place Vendôme ! Si je pouvais tous les faire dégueuler ces pourris !

En silence ils se lèvent pour rejoindre les deux autres toujours pétrifiés sur leur banc. Avec précaution ils les invitent à se lever en les prenant par les épaules et tous les quatre s'avancent maintenant tête baissée vers un modeste parterre de pelouse qui occupe un des angles aigus de la place. Là, la lumière dorée d'un réverbère tombe à l'aplomb d'une petite croix plantée sur un rectangle de terre fraîchement retournée de la taille d'une boîte à chaussures :

Jipé
2015
Mort sur scène


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