Farah, adolescente, vit depuis son enfance dans la communauté d'Arcadie, située à Liberty House, un lieu sauvage et oublié du sud de la France. C'est une communauté libertaire qui rassemble des gens fragiles ou inadaptés à la vie "normale". La vie y est régie par des principes en matière d'alimentation, de pratiques sexuelles, de morale, de santé, bien différents des normes en vigueur dans le reste de la société. C'est dans cette période de sa vie que Farah voit son corps évoluer avec des caractéristiques tantôt masculines, tantôt féminines, et qu'elle apprend à construire sa propre identité, selon les références qu'elle a à sa disposition.
extraits choisis
chapitre 8. J'ai quinze ans et je ne veux pas mourir
Je vais avoir quinze ans, on ne peut plus m'effrayer avec des histoires
de phtalates ou de rayonnement électromagnétique : loin de moi l'idée d'en
contester le caractère nocif, mais à vrai dire je suis davantage préoccupée de
ce que l'homme inflige à l'homme que des perturbateurs endocriniens et des substances
carcinogènes. S'il faut mourir de quelque chose, je préfère encore une longue
maladie à une balle de kalachnikov : avec une longue maladie, j'aurai le temps
de voir venir, le temps de me faire à l'idée, le temps de choisir les amis dont
je m'entourerai, et l'endroit précis ou j'attendrai la mort — au cœur du cœur
de mon royaume, je connais une combe, non même pas une combe, juste un petit affaissement
de terrain, tapissé d'herbe ceint d'un boqueteau de noisetiers, qui feraient
parfaitement l'affaire. Encore faut-il que je ne meure avant, fauchée par une
rafale d'arme automatique ou par l'explosion d'une bombe au TATP. Et même si
dans mon cas la probabilité d'une mort violente est extrêmement faible, je ne
peux pas m'empêcher d'y penser dès que je laisse derrière moi le mur d'enceinte
de Liberty House, qui n'aurait rien de dissuasif en cas d'invasion, mais qui a
le mérite de matérialiser ce qui nous sépare de ceux qui n'ont pas choisi la
voie de la sagesse en sept étapes.
Ce qui nous en sépare, je le prends dans la gueule tous les jours de la
semaine. Il me suffit de monter dans le car qui procède au ramassage scolaire
le long d'une rivière dont je tairai le nom. J'ai beau m'asseoir à l'avant et
plaquer mon front contre la vitre, en moins d'une demi-heure j'engrange
suffisamment de propos débiles ou insultants pour tenir une vie entière. Non
que j'en sois la cible, d'ailleurs — ni moi ni personne. Ils s'échangent
presque machinalement d'un collégien à l'autre, et le reste est à l'avenant :
les rictus, les crachats, les doudounes a capuche de fausse fourrure, les sacs
à dos avec la même étiquette noire et rouge, la même laideur pour tous — il n'y
a que moi qui aie la mienne. Passons sur le fait que je sois rattrapée tous les
matins par la mesquinerie et la grossièreté de mes congénères : s'il ne
s'agissait que de supporter mes années collège, je me ferais une raison,
d'autant qu'elles touchent à leur fin. Non, ce qui m’inquiète c'est que je ne
sens pas plus de gentillesse chez les adultes que chez les enfants — et ne
parlons pas des adolescents, chez qui la méchanceté est une seconde nature. En
dehors de ma petite confrérie secrète, les gens n'ont pas envie d'être bons,
pas plus qu'ils n'envisagent de se grandir, de s'élever, de s'éclairer. Leur
ignorance crasse leur convient très bien. Et s'ils ont l'occasion de me tirer
dessus, ils le feront. Pas besoin de raison pour ça : la folie suffit. Dans le
monde extérieur, c'est tous contre tous et chacun pour soi — non, même pas :
chacun procède d'abord à sa propre tuerie intime, parce qu'il faut être mort
avant de partir en guerre.
chapitre 26. Incidents de frontière
"Ces pauvres gens, mon cœur saigne...Ils viennent de si loin, ils
traversent le désert, la mer, au péril de leur vie, bon, ben, ça me touche
évidemment. D’autant que, hein, ils sont à la recherche d’un monde meilleur,
exactement comme nous finalement. Et alors, on les voit, là, qui marchent en
tongs, au bord de la route... C’est sûr, ça fait pitié. Et la situation est
absurde, je reconnais, on les refoule, ils restent bloqués à Vintimille. Ou
bien on les renvoie, je sais pas, à Gênes, à Bari... Alors que... Et puis, tu es
jeune, forcément, tu te dis, ici, on a toute cette place, ces chambres
inoccupées, tout le confort, et eux, ils sont là, ils n'ont rien, ils dorment
dehors, où ils peuvent... Mais, bon, c'est pas si simple, hein, faut toujours
se méfier des solutions simples. Et puis c'est pas à nous de remédier aux
carences de l'État... Les migrants, la solution, elle doit être politique,
d'accord ? Nous, à notre niveau, on peut pas grand-chose, hein..."
Il s'attend sûrement à ce que j'approuve son pauvre laïus, mais le temps
de l'approbation est terminé. J'ai des chiffres à opposer à tous ces hein, ces
bon et ces ben, à toutes ces phrases hésitantes nombre et doutant d'elles-mêmes
: 7 495, c'est le nom de personnes ayant trouvé la mort sur le chemin de
l'exil, rien que pour l'année dernière, ce qui nous fait un total journalier de
20,5 - je ne parle ici que des morts dûment recensées, pas de celle qui passent
tout aussi passent tout aussi inaperçues que les vies elles mettent un terme.
Et qu'on n'aille surtout pas croire que la France ou l'Italie sont la fin du
périple et celle du danger : on meurt aussi dans notre vallée des merveilles
même si le plus souvent personne n'en sait rien ou que tout le monde s'en fout.
De nouveau je m'enflamme, mais cette fois-ci, c’est de penser à toutes ces
morts noires qui ne comptent pour personne ; c'est d'évoquer toutes ces fins de
vies qui n'en étaient qu'à leur début, des vies tout aussi uniques que celles
de n'importe qui — et sûrement beaucoup plus dignes d'être vécues que celle des
membres de ma communauté, ces abouliques, ces frileux, qui ne font que vivoter
en attendant la mort. Soudain, à regarder les faces inexpressives de Victor,
Jewel ou Kinbote, il me vient des envies d'eugénisme : à quoi bon la vie quand
on n'en fait rien ? Qu'ils la donnent à ceux qui en ont l'usage — et s'ils
ne la donnent pas, qu'on la leur prenne : est-ce qu'on demande leur avis aux
comateux en état de mort cérébrale avant de leur piquer leurs organes
inutiles ?
chapitre 30. Here but I’m gone
les mois passant, il semblerait que mon état se soit stabilisé à
mi-chemin de l'un et l'autre sexe : j'ai une chatte mais pas d'utérus, des couilles
mais pas de pénis, des ovaires mais pas de règles — sans compter que ma
musculature et ma pilosité sont tellement troublantes que plus personne ne se
risque à trancher. Quant à mon questionnaire, il reste sans réponse, ou du
moins sans réponse satisfaisante : autant les intersexués ont conscience de
l'être, autant les autres ne savent pas de quoi il retourne. Ils ont beau
avoir une base génitale moins équivoque que la mienne, ils n'en errent pas
moins leur vie durant entre leur bonne conscience cisgenre et leur nostalgie
d'androgynie fœtale. Faites le test, commencez à sonder les gens autour de
vous, et vous verrez qu'ils ne savent absolument pas en quoi réside leur
féminité ou leur masculinité. Finalement, personne n'y comprend rien, à part
les dingues de la manif pour tous.
chapitre 34. Dschungel
dans notre mare au diable, tout le monde baise, y compris les membres
les moins valides et les plus disgraciés de la communauté : les jambes ondulent
en transparence sous l'eau verte tandis qu'à la surface une transe convulsive
mêle les bras, les ventres, les poitrines et les visages, version lacustre du
pandémonium sous nos yeux d'enfants stupéfaits.
Si je dois être auditionnée dans le cadre d'une enquête préliminaire,
je me garderai bien de mentionner cet épisode, de peur qu'il ne soit retenu à
charge contre Liberty House. Comment expliquer à un juge d'instruction qu'on
peut voir ses parents partouzer sans en concevoir de névrose ou de
traumatisme ? J'ai appris à huit ans non seulement qu'il n'y a pas d'âge
pour l'amour physique mais aussi que nous sommes tous bien assez beaux pour
prendre du plaisir et en donner : dois-je le regretter ?
chapitre 36. L’insurrection qui vient
Ma lettre au monde, si je l'écris un jour, commencera par ces mots :
chère opinion mondiale, il est grand temps de procéder à ton examen de
conscience et d'en tirer toutes les conséquences. Cette lettre, je suis prête à
la signer de mon sang. Il n'aura pas coulé en vain si j'obtiens une trêve dans
la grande fureur anthropophagique, un désarmement de la milice universelle, et
une ouverture de la mer Rouge jusqu'aux terres promises, en lieu et place du
cimetière marin qu'elle est devenue.
(...)
Nous sommes blancs, mais ça peut s'arranger : dès le recrutement de nos
premiers disciples parmi les réfugiés qui errent ans la vallée, nous ferons
converger les luttes. Rien ne résistera à cette convergence, à cette grande
marche des fiertés, à cette vague migratoire d'un genre nouveau, aussi fluide
que bigarré, aussi déviant que radical. Mon héritage est là aussi, dans la
certitude que l'infraction doit primer sur la norme, dans la conviction qu'il
ne peut y avoir de vie qu'irrégulière et de beauté que monstrueuse. Je suis née
pour abolir l'ancien testament, qui a toujours légué le monde a ceux qui
avaient déjà tout, reconduisant éternellement les mêmes dynasties dans leurs
privilèges exorbitants. La guerre des trônes n'a pas eu lieu, elle n'a été
qu'un simulacre, un jeu de chaises musicales, un échange de bons procédés entre
nantis, qui excluait toujours les forçats de la faim, les captifs, les vaincus
— et bien d'autres encore.
L'avantage avec nous trois, c'est qu'en moins de temps qu'il n'en faut
pour le dire, nous serons des millions. Il ne s'agira pas tant de vaincre que
de submerger. De toute façon, ça ne m'intéresse pas de vaincre, ni même de
combattre.
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