dimanche 29 décembre 2019

Arcadie - Emmanuelle Bayamack-Tam (2018)


Farah, adolescente, vit depuis son enfance dans la communauté d'Arcadie, située à Liberty House, un lieu sauvage et oublié du sud de la France. C'est une communauté libertaire qui rassemble des gens fragiles ou inadaptés à la vie "normale". La vie y est régie par des principes en matière d'alimentation, de pratiques sexuelles, de morale, de santé, bien différents des normes en vigueur dans le reste de la société. C'est dans cette période de sa vie que Farah voit son corps évoluer avec des caractéristiques tantôt masculines, tantôt féminines, et qu'elle apprend à construire sa propre identité, selon les références qu'elle a à sa disposition.

extraits choisis



chapitre 8. J'ai quinze ans et je ne veux pas mourir

Je vais avoir quinze ans, on ne peut plus m'effrayer avec des histoires de phtalates ou de rayonnement électromagnétique : loin de moi l'idée d'en contester le caractère nocif, mais à vrai dire je suis davantage préoccupée de ce que l'homme inflige à l'homme que des perturbateurs endocriniens et des substances carcinogènes. S'il faut mourir de quelque chose, je préfère encore une longue maladie à une balle de kalachnikov : avec une longue maladie, j'aurai le temps de voir venir, le temps de me faire à l'idée, le temps de choisir les amis dont je m'entourerai, et l'endroit précis ou j'attendrai la mort — au cœur du cœur de mon royaume, je connais une combe, non même pas une combe, juste un petit affaissement de terrain, tapissé d'herbe ceint d'un boqueteau de noisetiers, qui feraient parfaitement l'affaire. Encore faut-il que je ne meure avant, fauchée par une rafale d'arme automatique ou par l'explosion d'une bombe au TATP. Et même si dans mon cas la probabilité d'une mort violente est extrêmement faible, je ne peux pas m'empêcher d'y penser dès que je laisse derrière moi le mur d'enceinte de Liberty House, qui n'aurait rien de dissuasif en cas d'invasion, mais qui a le mérite de matérialiser ce qui nous sépare de ceux qui n'ont pas choisi la voie de la sagesse en sept étapes.
Ce qui nous en sépare, je le prends dans la gueule tous les jours de la semaine. Il me suffit de monter dans le car qui procède au ramassage scolaire le long d'une rivière dont je tairai le nom. J'ai beau m'asseoir à l'avant et plaquer mon front contre la vitre, en moins d'une demi-heure j'engrange suffisamment de propos débiles ou insultants pour tenir une vie entière. Non que j'en sois la cible, d'ailleurs — ni moi ni personne. Ils s'échangent presque machinalement d'un collégien à l'autre, et le reste est à l'avenant : les rictus, les crachats, les doudounes a capuche de fausse fourrure, les sacs à dos avec la même étiquette noire et rouge, la même laideur pour tous — il n'y a que moi qui aie la mienne. Passons sur le fait que je sois rattrapée tous les matins par la mesquinerie et la grossièreté de mes congénères : s'il ne s'agissait que de supporter mes années collège, je me ferais une raison, d'autant qu'elles touchent à leur fin. Non, ce qui m’inquiète c'est que je ne sens pas plus de gentillesse chez les adultes que chez les enfants — et ne parlons pas des adolescents, chez qui la méchanceté est une seconde nature. En dehors de ma petite confrérie secrète, les gens n'ont pas envie d'être bons, pas plus qu'ils n'envisagent de se grandir, de s'élever, de s'éclairer. Leur ignorance crasse leur convient très bien. Et s'ils ont l'occasion de me tirer dessus, ils le feront. Pas besoin de raison pour ça : la folie suffit. Dans le monde extérieur, c'est tous contre tous et chacun pour soi — non, même pas : chacun procède d'abord à sa propre tuerie intime, parce qu'il faut être mort avant de partir en guerre.

chapitre 26. Incidents de frontière

"Ces pauvres gens, mon cœur saigne...Ils viennent de si loin, ils traversent le désert, la mer, au péril de leur vie, bon, ben, ça me touche évidemment. D’autant que, hein, ils sont à la recherche d’un monde meilleur, exactement comme nous finalement. Et alors, on les voit, là, qui marchent en tongs, au bord de la route... C’est sûr, ça fait pitié. Et la situation est absurde, je reconnais, on les refoule, ils restent bloqués à Vintimille. Ou bien on les renvoie, je sais pas, à Gênes, à Bari... Alors que... Et puis, tu es jeune, forcément, tu te dis, ici, on a toute cette place, ces chambres inoccupées, tout le confort, et eux, ils sont là, ils n'ont rien, ils dorment dehors, où ils peuvent... Mais, bon, c'est pas si simple, hein, faut toujours se méfier des solutions simples. Et puis c'est pas à nous de remédier aux carences de l'État... Les migrants, la solution, elle doit être politique, d'accord ? Nous, à notre niveau, on peut pas grand-chose, hein..."
Il s'attend sûrement à ce que j'approuve son pauvre laïus, mais le temps de l'approbation est terminé. J'ai des chiffres à opposer à tous ces hein, ces bon et ces ben, à toutes ces phrases hésitantes nombre et doutant d'elles-mêmes : 7 495, c'est le nom de personnes ayant trouvé la mort sur le chemin de l'exil, rien que pour l'année dernière, ce qui nous fait un total journalier de 20,5 - je ne parle ici que des morts dûment recensées, pas de celle qui passent tout aussi passent tout aussi inaperçues que les vies elles mettent un terme. Et qu'on n'aille surtout pas croire que la France ou l'Italie sont la fin du périple et celle du danger : on meurt aussi dans notre vallée des merveilles même si le plus souvent personne n'en sait rien ou que tout le monde s'en fout. De nouveau je m'enflamme, mais cette fois-ci, c’est de penser à toutes ces morts noires qui ne comptent pour personne ; c'est d'évoquer toutes ces fins de vies qui n'en étaient qu'à leur début, des vies tout aussi uniques que celles de n'importe qui — et sûrement beaucoup plus dignes d'être vécues que celle des membres de ma communauté, ces abouliques, ces frileux, qui ne font que vivoter en attendant la mort. Soudain, à regarder les faces inexpressives de Victor, Jewel ou Kinbote, il me vient des envies d'eugénisme : à quoi bon la vie quand on n'en fait rien ? Qu'ils la donnent à ceux qui en ont l'usage — et s'ils ne la donnent pas, qu'on la leur prenne : est-ce qu'on demande leur avis aux comateux en état de mort cérébrale avant de leur piquer leurs organes inutiles ?

chapitre 30. Here but I’m gone

les mois passant, il semblerait que mon état se soit stabilisé à mi-chemin de l'un et l'autre sexe : j'ai une chatte mais pas d'utérus, des couilles mais pas de pénis, des ovaires mais pas de règles — sans compter que ma musculature et ma pilosité sont tellement troublantes que plus personne ne se risque à trancher. Quant à mon questionnaire, il reste sans réponse, ou du moins sans réponse satisfaisante : autant les intersexués ont conscience de l'être, autant les autres ne savent pas de quoi il retourne. Ils ont beau avoir une base génitale moins équivoque que la mienne, ils n'en errent pas moins leur vie durant entre leur bonne conscience cisgenre et leur nostalgie d'androgynie fœtale. Faites le test, commencez à sonder les gens autour de vous, et vous verrez qu'ils ne savent absolument pas en quoi réside leur féminité ou leur masculinité. Finalement, personne n'y comprend rien, à part les dingues de la manif pour tous.

chapitre 34. Dschungel

dans notre mare au diable, tout le monde baise, y compris les membres les moins valides et les plus disgraciés de la communauté : les jambes ondulent en transparence sous l'eau verte tandis qu'à la surface une transe convulsive mêle les bras, les ventres, les poitrines et les visages, version lacustre du pandémonium sous nos yeux d'enfants stupéfaits.
Si je dois être auditionnée dans le cadre d'une enquête préliminaire, je me garderai bien de mentionner cet épisode, de peur qu'il ne soit retenu à charge contre Liberty House. Comment expliquer à un juge d'instruction qu'on peut voir ses parents partouzer sans en concevoir de névrose ou de traumatisme ? J'ai appris à huit ans non seulement qu'il n'y a pas d'âge pour l'amour physique mais aussi que nous sommes tous bien assez beaux pour prendre du plaisir et en donner : dois-je le regretter ?

chapitre 36. L’insurrection qui vient

Ma lettre au monde, si je l'écris un jour, commencera par ces mots : chère opinion mondiale, il est grand temps de procéder à ton examen de conscience et d'en tirer toutes les conséquences. Cette lettre, je suis prête à la signer de mon sang. Il n'aura pas coulé en vain si j'obtiens une trêve dans la grande fureur anthropophagique, un désarmement de la milice universelle, et une ouverture de la mer Rouge jusqu'aux terres promises, en lieu et place du cimetière marin qu'elle est devenue.
(...)
Nous sommes blancs, mais ça peut s'arranger : dès le recrutement de nos premiers disciples parmi les réfugiés qui errent ans la vallée, nous ferons converger les luttes. Rien ne résistera à cette convergence, à cette grande marche des fiertés, à cette vague migratoire d'un genre nouveau, aussi fluide que bigarré, aussi déviant que radical. Mon héritage est là aussi, dans la certitude que l'infraction doit primer sur la norme, dans la conviction qu'il ne peut y avoir de vie qu'irrégulière et de beauté que monstrueuse. Je suis née pour abolir l'ancien testament, qui a toujours légué le monde a ceux qui avaient déjà tout, reconduisant éternellement les mêmes dynasties dans leurs privilèges exorbitants. La guerre des trônes n'a pas eu lieu, elle n'a été qu'un simulacre, un jeu de chaises musicales, un échange de bons procédés entre nantis, qui excluait toujours les forçats de la faim, les captifs, les vaincus — et bien d'autres encore.

L'avantage avec nous trois, c'est qu'en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, nous serons des millions. Il ne s'agira pas tant de vaincre que de submerger. De toute façon, ça ne m'intéresse pas de vaincre, ni même de combattre.


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