L’«idée de nature», très présente dans les populations occidentales, demeure un obstacle culturel très puissant qui freine l'adoption des substituts à la viande et au poisson. Chez la plupart des gens, pêcher, chasser, élever des animaux pour s'en nourrir (ou utiliser leur force motrice pour divers travaux) figure dans l'imaginaire comme l'un des derniers liens avec la nature, une passerelle fantasmatique mais intime par laquelle nous lui resterions raccordés («connectés», dit-on de façon volontairement plus mystique). Ce sont des activités qui se déroulent encore «dans la nature» ou, à défaut, la campagne, et qui, par l'acte ultime de tuer puis d'ingérer, évoquent les origines : les chasseurs-cueilleurs, les premiers éleveurs, les peuples autochtones, perçus comme «vivant en harmonie avec la nature»... et au-delà, l'appartenance à la sphère magnifiée des prédateurs. On continue de représenter les chaînes alimentaires (les réseaux trophiques) comme une pyramide, avec l'humain au sommet, tout comme il était autrefois au sommet de la Création. L'humain s'insère ainsi (en tant qu'animal dominant) dans un ordre naturel quasi divin où règne un équilibre à préserver et où opère le cycle immuable de la vie et de la mort.
Aussi surprenant cela soit-il, cette idéologie est très présente chez «les penseurs du vivant», comme Bruno Latour, Philippe Descola ou encore Baptiste Morizot, dont l'influence dans le milieu écologiste est importante. Chez ces philosophes, la dénonciation de l'anthropocentrisme est virulente, la valorisation des animaux sauvages est permanente, mais le rapport de domination qui s'exerce aux dépens des animaux domestiques est passé sous silence. Leur usage de la notion même du «vivant» mêle indistinctement plantes et animaux, écosystèmes et relations interspécifiques. Il conduit à une forme d'indistinction qui contribue insidieusement à nier la spécificité fondamentale de la sentience des animaux non humains. Le fait que ces derniers aient des capacités à ressentir et à éprouver des expériences subjectives, à la différence des végétaux, a pourtant des implications morales majeures que ces intellectuels refusent de considérer. Pour ces figures de l'écologie, qui prétendent pourtant rejeter «l’exceptionnalisme humain», l'élevage et la pêche ne sont jamais considérés comme des rapports de pouvoir et d’oppression, et les vaches ou les poissons jamais comme des individualités ayant des intérêts propres à faire valoir.
La prégnance de ce naturalisme se retrouve fréquemment dans les justifications à la consommation de viande : «Le lion mange bien la gazelle», «La vie se nourrit de la mort», «C'est la loi de la nature», etc. Il existe même en anthropologie la thèse selon laquelle manger des animaux serait dans la plupart des civilisations un signe de supériorité, de domination sur le monde, mais aussi de communion avec lui. Il découle de ce mode de pensée majoritaire des représentations qui font puissamment obstacle à la prise en compte des intérêts des animaux. Vanter le côté «naturel», donc sain par essence, d'un produit ou d'un mode de consommation est un procédé rhétorique largement utilisé par les communicants. La publicité pour la viande et les produits laitiers, avec ses décors verdoyants et bucoliques, use et abuse de ce subterfuge. Mais le fait est qu'il n'y a rien de naturel dans la viande d'aujourd'hui. Qu'elle provienne d'élevages extensifs ou intensifs, la production de viande se fonde sur les mêmes prérequis : sélections génétiques, inséminations artificielles, antibiotiques, hormones, compléments alimentaires, robots de traite, supervision par ordinateurs, infrastructures industrielles d'engraissage et de transport, chaînes d'abattage mécanisées qui utilisent des chambres à gaz et l'électricité, usines de transformation et de stockage, services de marketing et de publicité, etc. L'énumération serait à peu près la même pour l'aquaculture et la pêche.
La manipulation des géants de l'agroalimentaire et des publicitaires est foncièrement perverse. Non seulement elle invisibilise la réalité industrielle de la viande en la travestissant en un produit naturel et sain, mais elle diabolise aussi les substituts à base de plantes, souvent qualifiés d'«ultratransformés», de «faux», voire de «synthétiques». Au point que pour bon nombre de consommateurs, la nourriture végane est synonyme de junk food.
Cette logique de séparation entre ce qui serait naturel et ce qui ne le serait pas est très commune. Le biais naturaliste est régulièrement instrumentalisé pour freiner la considération pour une transition alimentaire vers le végétal et l'adoption de substituts à la viande présentés comme «hors-sol», donc suspects. L'examen scientifique des qualités nutritionnelles et environnementales des aliments montre pourtant que ceux perçus comme «naturels» peuvent se révéler à éviter et que des produits jugés «non naturels» peuvent au contraire être plus sains et durables". En résumé, le critère de naturalité est nébuleux et souvent non pertinent.
Baser son alimentation sur des fruits, des légumes, des légumineuses, des céréales et des noix est le gage d'un équilibre alimentaire, avec très peu de risques d'ingérer des émulsifiants, des stabilisants ou des arômes, typiques des produits ultratransformés. Les substituts végétaliens à la viande, comme les champignons, le jacquier, les haricots, le tempeh, le seitan ou le tofu, n'en contiennent pas non plus. En tout état de cause, les produits plus ou moins high-tech ne constituent pas un point de passage obligé pour enclencher une transition alimentaire moins ou non carnée, même s'ils peuvent aider certains à sauter le pas dans un premier temps.
Comment l’humanité se viande. Le véritable impact de l’alimentation carnée
Jean-Marc Gancille (rue de l’échiquier, 2024)
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