[Dans cette histoire, l'auteur décrit un futur proche, un régime capitaliste totalitaire, pas très différent de nos sociétés occidentales actuelles. Il y a plusieurs narrateurs : ce sont des écrivains et des prisonniers politiques. Ils ont pratiqué l’action directe, le sabotage, ils ont tué des dirigeants qui leur semblaient responsables d’avoir broyé des vies au nom de l’idéologie du libre-échange, et ont écopé de peines de prison à vie. Survivant dans des conditions d'isolation extrême, ils ont développé des formes de littérature carcérale, des genres ayant des règles et des thèmes prédéfinis]
… je dirais que nous étions fermement unis sur tout, complices en tout, et sereins, ou presque, d’une sérénité stupéfiante, d’une sérénité que seuls les vainqueurs peuvent la connaître. Il est vrai que, dans le domaine littéraire, nous avions réalisé les objectifs de la première génération. Nous étions parvenus à un âge d’or et au fond de nos textes, l’ennemi n’était plus qu’une ombre fragile sur quoi nous avions désormais pouvoir de vie et de mort. L’extérieur n’était plus qu’une invention littéraire, un monde virtuel que nous façonnions ou détruisions à notre guise. Cette sensation de liberté intellectuelle infinie venait peut-être du fait que l’extérieur ne s’intéressait plus aux prisonniers du quartier de haute sécurité ni à leur littérature. Dehors, le monde séculier sombrait dans des conflits atroces, de plus en plus éloignés de l’alternative “égalitarisme ou barbarie” qui avait inspiré, qui avait illuminé nos crimes durant les années 70 et 80. La barbarie ayant triomphé sur tous les plans, l’idée d’un combat destiné à se débarrasser d’elle devenait tellement étrangère aux idéologues officiels, tellement abstruse, que les convictions que nous entretenions encore dans l’univers carcéral ne leur apparaissaient plus comme chargées de sens. Nul ne menait plus de polémique contre notre programme minimum et nul ne ferraillait contre notre programme maximum d’éradication des causes du malheur. L’égalitarisme avait été médiatiquement relégué au rang des causes non seulement perdues, mais désuètes et oubliées. L’époque s’accordait si peu à une dénonciation de nos méfaits, ou à des attaques contre notre archaïsme idéologique, que nos sympathisants appréhendés hors des murs se voyaient soumis à des traitements psychiatriques plutôt qu’enfermés chez nous dans des cellules disponibles du quartier de haute sécurité, dans les étages qui se vidaient au fur et à mesure des suicides, des mises à mort. Nous avions fini par comprendre que le système concentrationnaire où nous étions cadenassés était l’ultime redoute imprenable de l’utopie égalitariste, le seul espace terrestre dont les habitants fussent encore en lutte pour une variante de paradis.
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