[la Négritude décrite comme conscience aliénée du Noir]
La métaphysique senghorienne de l’originalité du Nègre souffre particulièrement du manque de rigueur (…)
Tout ce qu’écrit Senghor est beau, mais, hélas, vide. La source de sa négritude se trouve dans l’exil, un exil double qu’ont connu et que connaissent encore les intellectuels africains : l’exil à l’intérieur même de l’Afrique dès d’inscription à l’école maternelle européenne, prolongé et renforcé par l’exil en Europe. Là, l’Africain se trouve face à son image, celle que les Africains se font de lui et inévitablement, nécessairement il produit pour-soi et sur-soi, mais aussi de l’Afrique, une contre-image. Cette production imaginaire sera d’autant plus éloignée de la réalité que sera plus profond l’exil intérieur et plus grave le traumatisme subi face au regard de l’Autre.
La Négritude senghorienne traite principalement de ce Noir imaginaire, celui des Européens, hommes de la rue et ethnologues, et celui de l’Africain en exil. Ainsi vue, elle n’est que « parisiennisme » nègre ou, si l’on préfère, « nègrerie » parisienne.
La place que la danse et le rythme occupent dans le système senghorien est symptomatique à cet égard : la France dans l’entre-deux guerres s’est ouverte largement au jazz, aux rythmes afro-américains et à la sculpture africaine ; des écrivains de renom (Cendrars, Gide, etc.) s’intéressent à l’Afrique.
La place que la danse et le rythme occupent dans le système senghorien est symptomatique à cet égard : la France dans l’entre-deux guerres s’est ouverte largement au jazz, aux rythmes afro-américains et à la sculpture africaine ; des écrivains de renom (Cendrars, Gide, etc.) s’intéressent à l’Afrique.
Les Africains de France, si démunis, si méprisés, devaient être fiers de montrer qu’ils avaient eux aussi quelque chose, une culture, une musique. Pourtant, en Afrique même, le jazz et les autres musiques africaines d’Europe étaient restées restés inconnus ou mal aimés. La primauté que Senghor accorde au rythme, à la danse dans les traits originaux nègres montre son éloignement de la réalité africaine, plus précisément ouest africaine : tout le monde n’y danse pas, n’importe où et n’importe comment. Traditionnellement, Senghor se réclame de la tradition, les arts (danse, chant, musique instrumentale et même sculpture) y sont strictement réservés aux membres de certaines castes comme celle des griots, les autres (nobles et assimilés) n’osant « s’émouvoir » que lors de cérémonies exceptionnelles*.
Le déchiffrement de ce Noir imaginaire et la quête de l’originalité amènent Senghor à banaliser, aplatir l’étude cartésienne des rapports entre la pensée et l’être, en faisant l’essence du Blanc pour lui opposer son Nègre essentiel. Ces deux « essences » ne sont que les idées courantes au boulevard Saint-Michel : « le Nègre sait danser et le Blanc est rigide ».
La Négritude senghorienne est opaque à l’histoire réelle, celle du Noir et celle du Blanc, car son auteur s’est toujours mis à l’écart, s’est mis volontairement hors de l’histoire de la lutte des peuples noirs pour leur liberté. Contrairement à une idée assez répandue, elle n’est pas un moment, assez dépassé, de la prise de conscience des Noirs ; c’est plutôt l’expression la plus manifeste de leur conscience aliénée.
Au moment de sa naissance, son temps était déjà épuisé ; à la même époque, à Paris, des mouvements plus radicaux,e le Comité pour la défense de la race nègre de Lamine Senghor (aucun lien de parenté avec Léopold Sédar) et la Ligue pour la défense de la race noire de Garan Kouyaté (arrêté et fusillé par la Gestapo en 1943), existaient et avaient dépassé la simple revendication culturelle pour poser l’exigence essentielle, celle de la liberté de l’Afrique.
Hors de France, aux Amériques et cela dès le début du siècle, les Noirs ne se contentaient plus d’une affirmation poétique de leur dignité. En 1900, Sylvester Williams créait le Mouvement panafricain qui s’étendra grâce à l’action de W.E.B. Dubois en Europe et en Afrique. Sa tâche principale était d’obtenir la libération totale des peuples noirs, où qu’ils fussent, de la domination blanche. De ce projet sortira plus tard le consciencisme de Nkrumah, traduction philosophique du mouvement panafricain.
Au fil des ans, l’aspect racial de la négritude senghorienne se renforcera pour devenir pur racisme.
Dans sa recherche de la définition d’une voie africaine su socialisme (qu’il appelle « Négritude rectifiée », c’est-à-dire rectifiée par la politique), Senghor a rencontré un obstacle, l’influence du marxisme en Afrique. Il aborde cet obstacle dans le plus pur style raciste : il ne peut accepter le marxisme, comme aucun Africain ne le devrait, parce que c’est « le rationalisme gréco-latin repensé par un cerveau juif-allemand et adapté à la situation de l’Europe occidentale au milieu du XIXème siècle », donc non conforme aux valeur noires.
Pour Senghor, « les valeurs raciales, ethniques, nationales se transmettent matériellement par les gênes des chromosomes ». Il commet ainsi la même erreur que celle que critique le biologiste Jacques Ruffié : « en amalgamant de façon abusive caractères innés et caractères acquis, les racistes comment la même erreur que les premiers anthropologues, ils laissent croire que culture et technologie sont le produit direct du génome. »
In limine, la Négritude pose mal le problème : elle cherche un passé et un avenir dans une mémoire morte et ne trouve à cause de cela que ce qu’elle fuyait, l’image de l’Africain élaborée par l’Europe ; cette image se présentifie à elle après le long retour par le faux passé comme l’être réel de l’Africain.
La découverte par Senghor de l’être originel et original du Nègre n’est que le rassemblement des déchets d’êtres abandonnés par l’Europe dans la conscience du Nègre. La position du Nègre est toujours, chez Senghor, position de l’Autre-en-lui. Et c’est dans cette direction qu’il a poussé la pensée africaine : découvrir par excavation des métaphysiques dogon, bantoue, rwandaise, etc., qui seraient des illustrations de cette philosophie préétablie par les ethnologues.
* La tradition orale transmet cet exemple : sous l’empire du Mali (Moyen Âge européen), un noble de la cour a été déchu de ses titres parce qu’au cours d’une chasse, il n’a pas pu se retenir, devant les prouesses de son frère cadet, de le louer. La cour a décidé, puisqu’il savait si bien parler et chanter, qu’il serait dorénavant griot, de même que tous ses descendants. C’était le premier Diabagatè (littéralement : celui à qui on ne peut rien refuser), l’une des plus grandes familles de griots de l’Afrique de l’ouest.
Ch. II – l’ethnophilosophie ou la métaphysique de la race.
dans : Philosophie et géomancie, 1979.
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