[Etats-Unis, années 40. Lee Gordon est un jeune Noir recruté par un syndicat américain qui souhaite toucher les travailleurs Noirs. Il fait connaissance de Abe "Rosie" Rosenberg, syndicaliste Juif, qui devient son ami. Conversation au restaurant entre Rosie et Lee.]
— Il ne t’arrive jamais, Lee, de soupçonner que tous les habitants de la terre ne cherchent pas forcément à t’humilier ? La plupart des gens pensent à autre chose et n’ont même pas le temps de songer à toi.
— Rosie, je voudrais te croire, mais je suis sûr qu’en Amérique il n’en est pas ainsi.
— Mais non, penses-tu ! »
On leur apporta de la soupe, et Rosie commanda deux autres Martini. « Tu m’étonnes, Lee, dit-il. Quoique tu ne sois pas un Nègre du Vieux-Sud, tu parais éprouver une animosité délirante pour tout ce qui est blanc. C’est anormal.
— Toi aussi, Rosie, tu me parais anormal, tu ne te conduis pas comme la plupart des Juifs. D’abord, tu avoues en être un, ce qui n’est pas si fréquent. Et puis, presque tous les Juifs que je connais se seraient efforcés, en entrant dans ce restaurant, de donner l’impression que je t’accompagne en tant que domestique ou quelque chose dans ce goût-là.
— Tu divagues.
— Et toi, tu te crois être un Juif typique ?
— Il n’existe pas de Juif typique. On emploie cette formule pour cacher la réalité, de même que lorsqu’on parle du nègre-type. Il n’en existe pas. Moi je suis surtout communiste et ensuite Juif. C’est peut-être pourquoi j’accepte l’idée d’être juif. A mes yeux, ce n’est pas le hasard de ma naissance qui m’a fait tel que je suis, mais des siècles d’hérédité. N’oublie pas que nous sommes opprimés nous aussi. S’avouer Juif dans une société dominée par les Gentils n’est pas très agréable.
— Peut-être. Mais le nier n’arrange rien. Puisque vous êtes opprimés, vous devriez être les premiers à tendre la main aux Nègres.
— Ce serait raisonnable, mais les hommes n’obéissent pas toujours à des mobiles logiques. Dans une société bourgeoise, tous les groupes sociaux et ethniques essaient de s’identifier au groupe dominant. Il y a donc des Juifs qui s’efforcent de rompre les liens avec les leurs. En agissant ainsi, ils espèrent s’intégrer plus facilement à la classe au pouvoir. En échappant aux usages juifs et à la culture juive, ils cherchent à résoudre les problèmes individuellement. Peut-être s’imaginent-ils supprimer les préjugés de race et de culture en niant leur origine et faisant table rase de leur culture. Cette tendance est assez courante. Je connais aussi des progressistes, membres du parti communiste, qui n’insistent pas sur leur qualité de Juif pour ne pas avoir l’air de faire du racisme sémite.
— En ce moment, tu parles en Communiste ? demanda Lee.
— Oui, et en temps que Juif », répondit Rosie. Puis, après un temps de réflexion, il ajouta : « Si tu tiens absolument à me cataloguer, considère-moi comme un communiste juif. Ce sont eux qui m’intéressent et c’est à eux que je tiens à m’identifier. C’est probablement avec eux que tu as eu le plus de contacts. Tu t’es fait des idées fausses à leur sujet. S’ils ne tiennent pas à avouer leur qualité de Juif, c’est parce qu’ils supposent qu’en adhérant au parti communiste un Juif sacrifie moins qu’un Gentil. Quoique très préoccupés par les questions raciales, ils veulent prouver que ce sont surtout les problèmes sociaux qui les intéressent. Quels que soient les torts qu’ils aient à tes yeux, tu dois admettre que ce sont les Juifs qui aident le plus les Nègres.
— Ils aident les Nègres à se sentir Nègres », répondit Lee.
Leur repas était servi mais ils s’en rendaient à peine compte et ils n’y avaient pas encore goûté.
« Non, Lee. Dans ce pays, ce sont généralement les Juifs qui sont les premiers à offrir aux Nègres quelques chances de se tirer d’affaires. C’est un fait. Tu leur prêtes peut-être des mobiles intéressés. Ils ne craignent pas d’entrer en contact avec des Nègres. Leur reproches-tu d’en tirer profit ?
— Non, ce que je te reprocherais à toi, en ce moment, c’est de m’ensorceler avec ta dialectique communiste. Au lieu de t’appesantir sur les qualités des Juifs, parle-moi plutôt de leurs défauts et ne me pose pas de questions. Tu me déconcertes parce qu’avant même que j’y ai répondu tu m’offres une réponse préparée à l’avance.
— D’accord, je ne t’interrogerai plus. Les Juifs sont les seuls qui louent des logements aux Nègres. J’admets qu’ils se contentent généralement d’abandonner leurs ghettos juifs pour en faire des ghettos noirs, et qu’ils en tirent un bénéfice. Et s’ils ne le faisaient pas, où logeraient les Nègres ? Dans la plupart des quartiers et villages nègres du pays, ce sont les Juifs qui ont ouvert les premiers magasins et ce sont encore eux qui les tiennent. Certains d’entre eux exploitent les Nègres. Je te l’accorde. Mais les Gentils ne voudraient même pas faire de commerce avec les Noirs. Ils dédaignent tellement l’argent des Nègres qu’en fin de compte, le commerce juif est indispensable aux Nègres. Les commerçants juifs n’exploitent pas les Nègres plus que ces derniers ne s’exploitent entre eux. Enfin, je te pose quand même une question : d’où vient que les Nègres deviennent parfois soudain antisémites ? Voilà ce qui m’inquiète.
— Là, Rosie, je peux te répondre franchement : c’est une affaire de contact et d’attitude. Au point de vue économique, la plupart des Nègres n’ont de contact qu’avec des Juifs. Ils achètent aux Juifs et louent aux Juifs. Ils voient tout ce qu’ils gagnent disparaître dans les poches des Juifs. Or, ils paient des loyers trop élevés, et les marchandises qu’ils achètent sont de qualité inférieure. Ils se sentent volés et s’en prennent aux Juifs parce que les salaires qu’ils touchent de la main des Juifs ne leur permettent pas d’acheter dans les magasins juifs tout ce qu’ils désireraient posséder.
— C’est vrai, mais ça ne se passe ainsi que dans les villes.
— D’accord, et c’est seulement dans les villes que l’antisémitisme existe. Comme les autres Blancs, les Juifs n’offrent aux Nègres que des places de domestiques.
— Ce n’est pas vrai. Toi aussi tu as des préjugés. Tu me le prouves en parlant comme tu le fais. Les Juifs n’hésitent pas à employer des Nègres à toutes sortes de travaux qu’ils feraient eux-mêmes.
— Peu importe la vérité, moi je te dis ce que les Nègres pensent.
— Ils reprochent aux Juifs de faire des bénéfices ?Il faut bien que le Juif gagne sa vie, comme tout le monde.
— Et voilà pourquoi les Nègres les détestent.
— Enfin, tu t’imagines que les Gentils seraient plus généreux ?
— Non. Les Gentils nous détestent, nous en sommes convaincus depuis qu’ils nous ont amenés ici comme esclaves. De leur part, nous n’attendons qu’exploitation, discrimination, persécution. Ca n’a rien de réjouissant, mais nous savons à quoi nous en tenir. Voilà comment les Nègres voient les Gentils.
— Et comment voient-ils les Juifs ?
— Comme des gens persécutés, exploités, méprisés et mis à l’écart par les Gentils, tout comme nous. Il nous semblerait donc tout naturel que les Juifs nous traitent en amis.
— En commençant tu m’as dit qu’il s’agissait de contact et d’attitude. Est-ce cela que tu entends par attitude ?
— Non, ça c’est le contact. Maintenant venons à l’attitude des Juifs. La plupart d’entre nous soupçonnent les Juifs d’être anti-nègres.
— Anti-nègres, pourquoi ?
— Il se peut qu’en un certain sens les Juifs soient favorables aux Nègres, mais il semble que ce sont aussi les Juifs qui s’opposent le plus fermement à ce que les Gentils nous considèrent comme des égaux. Apparemment, cette idée leur est insupportable. Même ceux qui feignent de nous être favorables nous traitent avec condescendance. Les autres, avec mépris. Il nous semble que ces gens-là, comme les autres Blancs, sont capables de nous humilier pour le plaisir. J’ai peine à m’expliquer cette impression mais je soupçonne que les Juifs essaient de nous ridiculiser aux yeux des Gentils. Il me paraît que lorsque le Gentil oublie le Nègre, c’est le Juif qui attire son attention et souligne nos fautes.
— En es-tu sûr ?
— On n’est jamais sûr de telles choses. C’est une affaire d’intuition.
— C’est sur de telles intuitions que tu te bases pour détester les Juifs ?
— Oui, et puis il y a bien des choses qui me déplaisent chez eux : leurs manières, leurs habitudes.
— Sois précis.
— Par exemple, leur façon d’élever leurs enfants. L’attitude répugnante des mères juives à l’égard de leurs fils dont elles font de petites brutes, à force de les adorer. Souvent, j’ai vu, dans les tramways, des bambins juifs gifler leur mère…
— Eh bien, oui, nous sommes peut-être différents des autres. Mais il y a bien des gens qui n’aiment pas la couleur des Nègres, qui ont en abomination leurs traits caractéristiques. Crois-tu qu’ils aient le droit d’être anti-nègres pour si peu ?
(…)
Rosie répéta sa question : « Crois-tu que tous les Juifs soient riches ? »
— Non, pas moi. Mais bien des Nègres se l’imaginent. N’ayant guère de contact avec les Juifs que sur le terrain économique, ils s’imaginent que ces derniers contrôlent toute la fortune du monde. Dieu si nous autres, Nègres d’Amérique, savons quelle puissance donne l’argent ! Il nous semble donc que les Juifs sont puissants, et qu’à ce titre ils pourraient nous aider plus que quiconque.
— Tout ça, c’est du roman, Lee. Il y a très peu de grands capitalistes juifs dans ce pays, et cela pour des raisons historiques. Les Juifs n’ont immigré qu’assez récemment. La plupart d’entre n’avaient pas les moyens d’acheter de la terre. Les propriétaires fonciers, les commerçants, les industriels chrétiens ne voulaient pas avoir affaire aux Juifs et ne leur offraient que des emplois subalternes. Pour survivre, les Juifs se sont lancés dans les affaires. Depuis lors, rien n’est changé. Les capitalistes gentils s’arrangent toujours entre eux pour barrer la route aux Juifs et les empêcher de penêtrer dans le domaine des grosses affaires. Voilà pourquoi quelques Juifs, peu nombreux d’ailleurs, se contentèrent d’exploiter un terrain commercial à peu près vierge en ouvrant des magasins dans les communautés nègres. Les Gentils dédaignaient ce trafic par préjugé racial et aussi par caractère. Les hommes d’affaires chrétiens n’aiment pas le petit négoce qui rapporte peu. C’est celui-là qui leur paraît avilissant. On trouve bien peu de noms juifs parmi les dirigeants de l’industrie automobile, de l’industrie de l’acier, de l’aluminium, du charbon, du pétrole, dans les affaires de distribution d’eau, de gaz, et d’électricité. Ce qui te déplaît en nous devrait aussi te déplaire en eux. Il fallait que les Juifs fassent leur trou, comme ils le pouvaient, en général au prix de grandes difficultés. Eux aussi, on les a tenus à l’écart, comme vous. On les a moins persécutés que les Nègres, et surtout moins brutalement, mais ils subissaient un régime d’oppression économique étouffant, qui les a peut-être rendus âpres au gain, durs et peu scrupuleux. Malgré cela, la vie aux Etats-Unis leur était plus facile que partout ailleurs. Jusqu’à la révolution russe, c’est ici seulement que le Juif était à l’abri de violences physiques. Tous aspiraient à s’y réfugier. Sans être parfaits, les Etats-Unis prenaient presque l’aspect d’une terre promise. D’un bout à l’autre du monde, les Juifs s’efforçaient d’économiser de quoi faire le voyage. Ils sont arrivés presque tous vers la même époque, en masse, et on les considère un peu comme des étrangers. Or, de ce point de vue, le Nègre est avantagé. Même un homme du Vieux-Sud n’ira jamais prétendre que le Nègre n’est pas américain. Ils peuvent vous faire tout ce qu’ils voudront, ils ne vous arracheront pas votre qualité d’Américain. Opprimés, persécutés, maintenus dans la pauvreté, certes vous l’êtes, mais personne ne songe à vous chasser ou à vous exterminer. Les antisémites américains ne parlent que de nous renvoyer vers nos pays d’origine et n’hésiteraient pas à nous massacrer s’ils le pouvaient.
Chapitre 13
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