samedi 9 juillet 2016

Malaise dans les musées – Jean Clair, 2007

Le culte ancien des images – j’entends le culte rendu par les images, non le culte que nous rendons aux images – est toujours prêt à resurgir. Je croisai l’autre jour un groupe de visiteurs du musée du Quai Branly qui, dans un silence religieux, buvait les paroles d’un conteur africain. Il leur expliquait avec passion que le masque Baoulé qu’ils avaient sous les yeux, le poisson reliquaire, le fétiche à clous du Congo, le crâne surmodelé de Papouasie, le mannequin funéraire de Mélanésie, dont les formes les faisaient s’extasier, n’étaient pas des œuvres d’art – et, ajoutait-il avec un certain regret, le Musée Branly malheureusement les présentait comme tels –, mais des outils, des instruments, plus destinés à être maniés par ceux qui en avaient le pouvoir qu’à être vus par le regard de tous, des médiums placés entre le monde visible et le monde invisible, des armes, enfin, très puissantes, capables de faire parler les morts, de ressusciter les cadavres, de convoquer les esprits, de guérir les malades, d’apaiser les malheureux. (…) Ce n’étaient pas des formes gratuites, c’étaient des objets, investis d’une fonction précise, des objets sacrés, à la fois bénéfiques et dangereux, et qu’il faudrait d’ailleurs détruire après usage…
Lesquels de ces bienheureux suspendus à ses lèvres, de ces néophytes, de ces ravis, si béats devant la culture de « l’Autre », si prompts à défendre un universalisme « sans frontières », savaient-ils que la tradition artistique de l’Occident chrétien a multiplié, des siècles durant, des œuvres possédant les mêmes pouvoirs et racontant une histoire qui, pour n’être pas l’Histoire universelle, s’adressait pourtant à l’homme en son entier ? (…)

Longtemps eu Europe, la croyance aux pouvoirs fastes ou néfastes des images peintes ou sculptées a persisté. Se souvient-on qu’au XVe siècle, ou au début du XVIe, dans la très savante Italie, on croyait encore aux pouvoirs magiques de la tavoletta, la petite image peinte représentant une scène de la passion du Christ d’un côté, une scène du martyre de l’autre, que l’on présentait à baiser à l’afflito, le pauvre condamné, en ses derniers moments ? Non seulement l’image lui enseignait une histoire sainte supposée l’édifier avant sa mort, mais encore lui offrit réconfort et consolation. (…)
Longtemps une certaine « magie noire » a été le versant inquiétant des bénéfices de l’image sainte. Dans le Couronnement de la Vierge de Quarton, dans la partie inférieure gauche qui dépeint l’Enfer, des mains anonymes ont autrefois lacéré les effigies des démons qui empêchent les âmes coupables de se libérer. Les restaurateurs modernes n’ont pas osé effacer ces marques d’une piété vengeresse.
Aux images consolatrices s’opposaient ainsi les images d’infamie, les imagini infamanti, appelées en Allemagne Schandbilder. C’était punir, in absentia, à travers la destruction d’une représentation peinte, un homme qui s’était rendu coupable d’un crime. (…) Tout homme convaincu d’un crime contre l’Etat, crime politique ou de crime de nature civile, banqueroute frauduleuse, fabrication de fausse monnaie, etc., devait être représenté sur les murs communaux par exemple, et soumis à la vindicte populaire.
Quel était le sens exact de ces punitions publiques ? Allaient-elles jusqu’à la croyance en un pouvoir de magie, voire de sorcellerie, qui, à travers sa représentation, atteindrait l’intégrité du personnage représenté ? Ou bien s’agissait-il d’une punition symbolique où le coupable était représenté défiguré, mutilé, pendu ? C’est en Italie du nord, et jusqu’à Florence et en Emilie, que cette pratique de l’executio in effigie se répandit, entre 1250 et 1530 environ.
(…)
Ces pouvoirs de l’image, ces prestiges, ces envoûtements et ces maléfices, nous n’y croyons plus guère. Le musée les a désenchantés.
Chapitre 1 – la Simonie