[Anabel
travaille à Scar system, une boutique
de piercing & tatouages. Elle fait la connaissance de M. Jacob, gérant
d’une entreprise de pompes funèbres. Ces extraits du roman rapportent leurs discussion et les observations de Monsieur Jacob sur le rapport des humains à la mort.]
— Dites-moi,
ça n’a pas l’air de marcher fort, à la « boutique », n’est-ce
pas ?
— Pas trop,
non, avoua-t-elle, machinalement.
— Ça ne
m’étonne pas. C’est une activité un peu curieuse… Des « boutiques »
comme celle-là, il en fleurit à tous les coins de rue ou presque, c’est un
signe des temps. Un symptôme. Les gens se sentent perdus, accablés d’ennui, ils
se réfugient dans ces pratiques que l’on croyait révolues. Ils ont peur de se
diluer dans la grisaille, l’anonymat planifié par des forces, des autorités
auxquelles ils savent qu’ils n’échapperont pas, alos ils sont prêts à tout,
même à souffrir, surtout à souffrir, pour tenter de se persuader qu’ils restent
maîtres d’une petite parcelle de leur pitoyable destin. Leur corps est bien la
dernière chose, le dernier objet qui leur appartient, du moins le croient-ils.
Le reste leur a été volé depuis longtemps.
— Je viens
de me connecter à un site très surprenant. Une vraie trouvaille. distefano.com.
Venez jeter un coup d’œil. (…)
Sur l’écran
apparaissaient des photographies de cadavres en décomposition.
— Saisissant
de réalisme, non ? Ce sont pourtant des faux, expliqua Monsieur Jacob. De
vulgaires mannequins confectionnés avec du papier mâché, du carton, de la cire.
Regardez, ils coûtent 650 dollars pièce. Des gens les achètent, je suppose pour
les exposer dans leurs salons ou pour égayer une soirée, une sorte de
gag ! Pour moins cher, 20 dollars, on peut se procurer un manuel de
fabrication. Attendez, il y a mieux encore.
Anabel vit
Monsieur Jacob pianoter sur le clavier de l’ordinateur. Moins d’une minute plus
tard, il s’était connecté à un autre site, qui relatait les exploits d’un
collectif d’artistes chinois intitulé Cadavre,
et qui précisément, utilisait des résidus humains comme matériau artistique,
lors d’installations destinées à être présentées en public.
—
Répugnant…, soupira Anabel.
— Bien sûr,
mais voyez comme c’est curieux ! La mort devient à la mode. Vos
contemporains passent leur temps à supplier la médecine de prolonger leur vie,
on leur promet déjà de reculer le moment fatidique de plusieurs décennies, de
vivre jusqu’à cent vingt ans et plus ! et dans la même foulée, une poignée
d’illuminés commence à vouer un véritable culte au cadavre. Oh, certes, c’est
encore marginal, mais…
— Sachez
qu’il n’y a pas si longtemps, les autopsies auxquelles se livraient les
médecins avaient lieu en public. Les spectateurs appartenaient à l’aristocratie
et appréciaient grandement cette mise à nu des chairs. De jolies dames au
visage poudré, des petits messieurs engoncés dans leur pourpoint venaient se
régaler, se rincer l’œil en prétextant s’instruire. C’était une distraction
très prisée, le cinéma de l’époque, pourrait-on dire ! En fait ils
obéissaient à un rituel d’exorcisme, comme les badauds que vous voyez autour de
vous aujourd’hui. Ce corps qu’on charcutait sous leurs yeux, c’était bien le
leur, par procuration, par anticipation. (…). Rembrandt, mais aussi beaucoup
d’autres peintres beaucoup moins célèbres, nous ont légué des images de ces
scènes assez… assez hautes en couleur, si vous me permettez ! A l’époque,
la mort ne paraissait pas aussi effrayante qu’aujourd’hui. Les moyens de la
combattre étaient bien maigres, rudimentaires, alors on s’accoutumait à sa
compagnie, de sorte que… (…) Aujourd’hui au contraire, on la tient à distance
tout en sachant que le rendez-vous est inéluctable, reprit-il. Mais dès que
l’occasion en est donnée, on vient la narguer, on s’imagine autorisé à la
défier, comme vous pouvez le constater ! Un peu comme on va voir le lion
ou la panthère enfermés dans leur cage, au zoo. Et qui ne peuvent pas mordre, à
travers les barreaux ! (…) La mort fait toujours recette. Toujours.