lundi 27 janvier 2025

Résister - Salomé Saqué (2024)


Une balle dans la nuque.

C'est ce que préconise le site d'extrême droite Réseau libre pour se débarrasser des « fouille-merde » : journalistes, avocats et syndicalistes méthodiquement identifiés dans une liste noire largement diffusée de personnes à abattre. Je n'étais pas surprise d'y figurer : cette menace publique venait s'ajouter à d'autres, plus ciblées. Une plainte collective a été déposée, mais l'information n'a pas suscité d'attention médiatique ou politique particulière. Et pour cause, depuis quelques années, les menaces de mort et appels à tuer des membres de la société civile émanant de sites d'extrême droite se multiplient.

Les spécialistes de ce courant se sont peu à peu accoutumés à ces techniques mafieuses d'intimidation, à l'image d'Edwy Plenel, le fondateur de Mediapart, Pierre Plottu, journaliste d'investigation pour Libération, ou Djaffer Ait Aoudia, gravement menacé dans le cadre de l'une de ses enquêtes sur un candidat du Rassemblement national (RN). Idem pour la journaliste Nassira El Moaddem, présentatrice d'Arrêt sur images, submergée d'insultes racistes et de menaces, jusqu'à son domicile, au printemps 2024. Même sort pour les journalistes Karim Rissouli, présentateur de C ce soir et d'En Société sur France 5, et Mohamed Bouhafsi, chroniqueur de C à vous sur France 5 et coprésentateur de 20 h 22 sur France 2, tous deux victimes de vagues d'insultes racistes et de menaces de mort pendant la campagne des dernières élections législatives. Pas étonnant donc que Mathieu Molard, le rédacteur en chef du site d'information StreetPress, ait fait le choix de consacrer une partie significative du budget de ce média indépendant qui enquête sur l'extrême droite en mesures de sécurité, à la suite des menaces reçues par l'ensemble de sa rédaction. Là encore, pas de tollé médiatique ou politique malgré le danger démocratique que représentent ces entraves à la liberté d'informer.

Les avocats ne sont pas épargnés non plus : Mireille Damiano, Lucie Simon, Arié Alimi ou encore David Metaxas dénoncent depuis des années les menaces de mort qu'ils reçoivent de la part de l'extrême droite. De même chez des militants, moins médiatisés mais tout autant menacés voire agressés, à l'image des membres de SOS Racisme par exemple, et de certains activistes et élus, plus largement.

Si les personnalités dans le viseur des islamistes radicaux sont, à raison, soutenues collectivement et souvent mises sous protection policière — comme la journaliste Ophélie Meunier en 2022 par exemple —, la société civile et les institutions paraissent bien moins réactives lorsque le danger vient de l'extrême droite. Et ce en dépit d'une montée en puissance inquiétante depuis plusieurs années, au point d'être devenue le deuxième risque terroriste sur le sol européen selon Europol.

La menace est donc là, tristement banale, commune, si bien que nous, journalistes qui travaillons sur le sujet, l'avons intégrée dans notre quotidien. Voilà bientôt dix ans que j'exerce dans les médias : c'est peu, et pourtant, tout a changé en une décennie. Parler d'inégalités sociales ou d'urgence climatique est désormais perçu comme un acte militant, couvrir une simple manifestation équivaut aujourd'hui à prendre un risque — physique et juridique — et diffuser son travail peut exposer de sérieuses menaces. En revanche, applaudir la flambée de la bourse, parler de « wokisme » ou de « crise migratoire en France », c'est neutre. Si en deux ans, le nombre de bulletins pour l'extrême droite a explosé, la victoire la plus écrasante ne se déroule pas dans les urnes, mais dans les esprits.

Usés par la peur, l'intolérance et la haine, les piliers de la République — Liberté, Égalité, Fraternité — s'érodent et peuvent voler en éclats à la faveur d'une crise économique, politique ou informationnelle. C'est le résultat d'un travail long, insidieux, mais terriblement efficace, qui mène au réveil brutal et stupéfait d'une partie des Français un soir de premier tour, une nouvelle fois contrainte au barrage suite à la percée sans commune mesure de ces idées qu'on croyait marginales. Mais jusqu'à quand tiendra-t-il, ce barrage fissuré ?

Introduction du livre "Résister", de Salomé Saqué, Payot 2024


lundi 20 janvier 2025

Comment l’humanité se viande. Le véritable impact de l’alimentation carnée - Jean-Marc Gancille, 2024

 

    L’«idée de nature», très présente dans les populations occidentales, demeure un obstacle culturel très puissant qui freine l'adoption des substituts à la viande et au poisson. Chez la plupart des gens, pêcher, chasser, élever des animaux pour s'en nourrir (ou utiliser leur force motrice pour divers travaux) figure dans l'imaginaire comme l'un des derniers liens avec la nature, une passerelle fantasmatique mais intime par laquelle nous lui resterions raccordés («connectés», dit-on de façon volontairement plus mystique). Ce sont des activités qui se déroulent encore «dans la nature» ou, à défaut, la campagne, et qui, par l'acte ultime de tuer puis d'ingérer, évoquent les origines : les chasseurs-cueilleurs, les premiers éleveurs, les peuples autochtones, perçus comme «vivant en harmonie avec la nature»... et au-delà, l'appartenance à la sphère magnifiée des prédateurs. On continue de représenter les chaînes alimentaires (les réseaux trophiques) comme une pyramide, avec l'humain au sommet, tout comme il était autrefois au sommet de la Création. L'humain s'insère ainsi (en tant qu'animal dominant) dans un ordre naturel quasi divin où règne un équilibre à préserver et où opère le cycle immuable de la vie et de la mort.

    Aussi surprenant cela soit-il, cette idéologie est très présente chez «les penseurs du vivant», comme Bruno Latour, Philippe Descola ou encore Baptiste Morizot, dont l'influence dans le milieu écologiste est importante. Chez ces philosophes, la dénonciation de l'anthropocentrisme est virulente, la valorisation des animaux sauvages est permanente, mais le rapport de domination qui s'exerce aux dépens des animaux domestiques est passé sous silence. Leur usage de la notion même du «vivant» mêle indistinctement plantes et animaux, écosystèmes et relations interspécifiques. Il conduit à une forme d'indistinction qui contribue insidieusement à nier la spécificité fondamentale de la sentience des animaux non humains. Le fait que ces derniers aient des capacités à ressentir et à éprouver des expériences subjectives, à la différence des végétaux, a pourtant des implications morales majeures que ces intellectuels refusent de considérer. Pour ces figures de l'écologie, qui prétendent pourtant rejeter «l’exceptionnalisme humain», l'élevage et la pêche ne sont jamais considérés comme des rapports de pouvoir et d’oppression, et les vaches ou les poissons jamais comme des individualités ayant des intérêts propres à faire valoir.