samedi 25 septembre 2010

Démocratie à vendre - Kristin Ross (in "Démocratie, dans quel état ?")

- essai sur la démocratie -

La conception moderne de la démocratie est le pouvoir par le vote, la capacité de prendre des décisions conformément à la loi de la majorité, à la loi du « plus grand nombre ». Mais une autre conception, qui sera familière aux lecteurs du Maître ignorant de Jacques Rancière, évoque une notion de pouvoir qui n'est ni quantitative ni axée sur le contrôle. Il s'agit plutôt d'une potentialité : la capacité des gens ordinaires à découvrir des modes d'action pour agir sur des affaires communes. (…) 
Quand, en 1852, Blanqui critiquait la nature caoutchouteuse du terme « démocratie », il constatait déjà la profonde altération que ce vocable commençait à subir – et qui allait su poursuivre pendant tout le Second Empire et au-delà. Jusqu'alors, le mot avait largement gardé son héritage révolutionnaire de 1789 : dans les années 1830 et 1840, « démocrate » était le label de nombreuses organisations très radicales. Mais sous le Second Empire, le régime impérial avait plutôt bien réussi à se l'approprier, en opposant ce qu'il appelait la vraie « démocratie » au « parti de l'ordre » bourgeois. L'empereur prétendait avoir rendu sa souveraineté au peuple par le plébiscite ou « l'appel au peuple ». Le ministre de l'intérieur, un fervent bonapartiste, pouvait ainsi se prévaloir d'être le « défenseur de la démocratie ». En 1869, parmi la profusion de « démocrates » apparus en France, il y avait les « démocrates socialistes », les « démocrates révolutionnaires », les « démocrates bourgeois », les « démocrates impériaux », les « démocrates progressistes », les « démocrates autoritaires ». Cet inventaire reflète aussi bien ce que soulignait Blanqui – que le mot pouvait s'appliquer à tout et n'importe quoi – que la façon dont certains socialistes cherchaient à affirmer l'héritage révolutionnaire du mot en précisant leur positionnement par un épithète adapté. Or en soi – à l'époque comme aujourd'hui – le mot ne livrait pratiquement aucune information. Blanqui n'était pas le seul républicain ou socialiste à hésiter à utiliser un mot qu'avaient choisi ses adversaires pour se caractériser.
                                  Démocratie, dans quel état ? - éd. La Fabrique, 2009

Les démocraties contre la démocratie - Jacques Rancières (in "Démocratie, dans quel état ?")

entretien par Eric Hazan

Je veux bien qu'il y ait une certaine usure du mot (démocratie) là où il a été inventé, en Occident, mais si on pense à ce qui se passe en Corée, le mot a encore un sens. Si on trouve un meilleur mot à la place de démocratie, je veux bien, mais lequel ? Egalitarisme ? Ce n'est pas exactement la même chose. « Démocratie », c'est l'égalité déjà là au coeur de l'inégalité. Quel est le mot qui n'a pas été souillé ? Et puis il faut savoir ce qu'on fait en lâchant un mot, quelle force on arme ou on désarme, c'est là le problème pour moi.

Je me demande si, pour vous, la démocratie, qui n'est ni un gouvernement ni une forme de société, n'est pas un idéal inatteignable. Ou peut-être un outil critique, une sorte de bélier polémique.

Non, ce n'est pas un idéal, puisque je fonctionne toujours sur le principe jacotiste que l'égalité est une présupposition et non un but à atteindre. Ce que j'essaie de dire, c'est que la démocratie au sens du pouvoir du peuple, du pouvoir de ceux qui n'ont aucun titre particulier à exercer le pouvoir, c'est la base même de ce qui rend la politique pensable. Si le pouvoir revient aux plus savants, aux plus forts, aux plus riches, on n'est plus dans la politique. C'est l'argument de Rousseau : le pouvoir du plus fort n'a pas à s'énoncer comme un droit – si le plus fort est le plus fort, il s'impose, et c'est tout. Pas besoin d'autre légitimisation. Je pense que la démocratie, c'est une présupposition égalitaire sur laquelle un régime oligarchique comme le nôtre doit plus ou moins se légitimer. Oui, la démocratie a une fonction critique : c'est le coin de l'égalité encastré deux fois, objectivement et subjectivement, dans le corps de la domination, c'est ce qui vient empêcher la politique de se transformer en police.

Démocratie, dans quel état ? - éd. La Fabrique, 2009

L’emblème démocratique – Alain Badiou (in "Démocratie, dans quel état ?")

- essai sur la démocratie -

La fameuse description que donne Platon de l’anarchie existentielle des démocrates satisfaits se présente d’abord comme une sorte d’éloge ironique de ce que Socrate appellera un peu plus loin « ce mode de gouvernement si beau et si juvénile ».

L’homme démocratique ne vit qu’au jour présent, ne faisant loi que du désir qui passe. Aujourd’hui, il fait une grasse bonne bouffe arrosée, demain il n’en a que pour Bouddha, le jeune ascétique, l’eau claire et le développement durable. Lundi, il va se remettre en forme en pédalant des heures sur un vélo immobile, mardi, il dort toute la journée, puis fume et ripaille. Mercredi, il déclare qu’il va faire de la philosophie, mais finit par préférer ne rien faire. Jeudi, il s’enflamme au déjeuner pour la politique, bondit de fureur contre l’opinion de son voisin et dénonce avec le même enthousiasme furieux la société de consommation et la société du spectacle. Le soir, il va voir au cinéma un gros navet médiéval et guerrier. Il revient se coucher en rêvant qu’il s’engage dans la libération armée des peuples asservis. Le lendemain, il part au travail avec la gueule de bois, et tente vainement de séduire la secrétaire du bureau voisin. C’est juré, il va se lancer dans les affaires ! A lui les profits immobiliers ! Mais c’est le week-end, c’est la crise, on verra ça la semaine prochaine. Voilà une vie, en tout cas ! Ni ordre, ni idée, mais on peut la dire agréable, heureuse, et surtout aussi libre qu’insignifiante. Payer la liberté au prix de l’insignifiance, cela n’est pas cher. (1)

La thèse de Platon est qu’un jour ou l’autre ce mode d’existence — dont l’essence est l’indiscipline du temps — et la forme d’état qui lui est appropriée — la démocratie représentative — font advenir de façon visible leur essence despotique, à savoir le règne de ce qui se donne « beau et juvénile », du despotisme de la pulsion de mort. C’est pourquoi l’agrément démocratique s’achève, selon lui, dans le cauchemar réel de la tyrannie.

(1) - La république (Platon), livre VII – « hypertraduction » de A. Badiou


Démocratie, dans quel état ? - éd. La Fabrique, 2009