samedi 25 septembre 2010

Les démocraties contre la démocratie - Jacques Rancières (in "Démocratie, dans quel état ?")

entretien par Eric Hazan

Je veux bien qu'il y ait une certaine usure du mot (démocratie) là où il a été inventé, en Occident, mais si on pense à ce qui se passe en Corée, le mot a encore un sens. Si on trouve un meilleur mot à la place de démocratie, je veux bien, mais lequel ? Egalitarisme ? Ce n'est pas exactement la même chose. « Démocratie », c'est l'égalité déjà là au coeur de l'inégalité. Quel est le mot qui n'a pas été souillé ? Et puis il faut savoir ce qu'on fait en lâchant un mot, quelle force on arme ou on désarme, c'est là le problème pour moi.

Je me demande si, pour vous, la démocratie, qui n'est ni un gouvernement ni une forme de société, n'est pas un idéal inatteignable. Ou peut-être un outil critique, une sorte de bélier polémique.

Non, ce n'est pas un idéal, puisque je fonctionne toujours sur le principe jacotiste que l'égalité est une présupposition et non un but à atteindre. Ce que j'essaie de dire, c'est que la démocratie au sens du pouvoir du peuple, du pouvoir de ceux qui n'ont aucun titre particulier à exercer le pouvoir, c'est la base même de ce qui rend la politique pensable. Si le pouvoir revient aux plus savants, aux plus forts, aux plus riches, on n'est plus dans la politique. C'est l'argument de Rousseau : le pouvoir du plus fort n'a pas à s'énoncer comme un droit – si le plus fort est le plus fort, il s'impose, et c'est tout. Pas besoin d'autre légitimisation. Je pense que la démocratie, c'est une présupposition égalitaire sur laquelle un régime oligarchique comme le nôtre doit plus ou moins se légitimer. Oui, la démocratie a une fonction critique : c'est le coin de l'égalité encastré deux fois, objectivement et subjectivement, dans le corps de la domination, c'est ce qui vient empêcher la politique de se transformer en police.

Démocratie, dans quel état ? - éd. La Fabrique, 2009

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