jeudi 31 mars 2016

La croisade de Lee Gordon – Chester Himes (2)

Bart n’était pas arrivé à cette conclusion à force de raisonnements — d’ailleurs, il ne résonnait jamais et se fiait uniquement aux formules marxistes qu’il se rappelait — mais grâce à son intuition. C’était cette même intuition qui lui avait permis de gravir les échelons de la hiérarchie communiste, intuition innée, propre à sa race, et qui compense, grâce à une sorte de sixième sens, l’infériorité à laquelle elle est réduite.
En effet, comme bien des Nègres, Bart était doué d’un mécanisme mental qui lui permettait de s’accorder avec ses maîtres plus sûrement et plus rapidement qu’en recourant à la logique. Tarder, ne pas être d’accord provoque toujours les coups de fouet, les coups de pied et les injures : aussi l’esclave devinait-il les intentions de ceux qui le dominaient. Comme un chien, trottant devant son maître, choisit la bonne voie aux carrefours, ces Nègres savent spontanément quel parti prendre dans une discussion. Voilà pourquoi Bart était arrivé à la présidence du parti, plus facilement qu’un intellectuel n’y serait parvenu. Ce dernier aurait pataugé sur les sentiers bourbeux de la logique, alors que Bart prenait les raccourcis et sautait d’instinct vers le but, avant même que les autres aient réussi à s’orienter. Quoique d’intelligence fruste, il passait donc pour un brillant leader.
Mais il payait son succès par le dégoût de soi-même.
Chapitre 21

La croisade de Lee Gordon – Chester Himes – 1947 (1)

[Etats-Unis, années 40. Lee Gordon est un jeune Noir recruté par un syndicat américain qui souhaite toucher les travailleurs Noirs. Il fait connaissance de Abe "Rosie" Rosenberg, syndicaliste Juif, qui devient son ami. Conversation au restaurant entre Rosie et Lee.]

     Il ne t’arrive jamais, Lee, de soupçonner que tous les habitants de la terre ne cherchent pas forcément à t’humilier ? La plupart des gens pensent à autre chose et n’ont même pas le temps de songer à toi.
     Rosie, je voudrais te croire, mais je suis sûr qu’en Amérique il n’en est pas ainsi.
     Mais non, penses-tu ! »
On leur apporta de la soupe, et Rosie commanda deux autres Martini. « Tu m’étonnes, Lee, dit-il. Quoique tu ne sois pas un Nègre du Vieux-Sud, tu parais éprouver une animosité délirante pour tout ce qui est blanc. C’est anormal.
     Toi aussi, Rosie, tu me parais anormal, tu ne te conduis pas comme la plupart des Juifs. D’abord, tu avoues en être un, ce qui n’est pas si fréquent. Et puis, presque tous les Juifs que je connais se seraient efforcés, en entrant dans ce restaurant, de donner l’impression que je t’accompagne en tant que domestique ou quelque chose dans ce goût-là.
     Tu divagues.
     Et toi, tu te crois être un Juif typique ?
      Il n’existe pas de Juif typique. On emploie cette formule pour cacher la réalité, de même que lorsqu’on parle du nègre-type. Il n’en existe pas. Moi je suis surtout communiste et ensuite Juif. C’est peut-être pourquoi j’accepte l’idée d’être juif. A mes yeux, ce n’est pas le hasard de ma naissance qui m’a fait tel que je suis, mais des siècles d’hérédité. N’oublie pas que nous sommes opprimés nous aussi. S’avouer Juif dans une société dominée par les Gentils n’est pas très agréable.
     Peut-être. Mais le nier n’arrange rien. Puisque vous êtes opprimés, vous devriez être les premiers à tendre la main aux Nègres.