dimanche 4 septembre 2016

L'homme de la montagne - Joyce Maynard


En quarante-quatre ans d'existence, il y a au moins une chose que j'ai apprise sur les filles de treize ans. Cette chose, je la connais pour avoir été l'une de ces adolescentes, et aussi la sœur, l'amie et l'ex-amie de plusieurs autres.
Les filles de treize ans vivent dans deux mondes séparés. Citoyennes de ces deux mondes aussi différents l'un de l'autre que, par exemple, la Croatie et la Papouasie Nouvelle-Guinée, Mercure et Saturne, elles circulent entre eux avec autant de facilité qu'entre les deux rives du Golden Gate Bridge, quand ce n'est pas l'heure de pointe, ou entre North Beach et la Cité de la Splendeur matinale. Même plus facilement pour ce qui est de ce trajet-ci, maintenant que j'y pense.
En partie, une fille de treize ans est encore une enfant, capable de s'amuser comme une folle à enflammer de l'herbe dans une boîte de conserve ou de se tordre de rire en voyant la mine du voi­sin dont elle a tiré la sonnette ouvrir sa porte pour découvrir qu'il n'y a personne. Les filles de treize ans peuvent vraiment croire que la seule raison qui les empêche d'épouser John Travolta, c'est qu'il a déjà une petite amie, que si Peter Frampton le rockeur se fait couper les cheveux, c'est une tragédie, et que recevoir le coup de fil de tel garçon — ou de telle fille — est la chose la plus merveilleuse qui leur soit arrivée. Les filles de treize ans croient aux pères héroïques et aux méchantes belles-mères. Aux paroles des chansons, aux conseils de leurs amies du même âge — et aussi que leur premier amour durera toute la vie. 
Leur corps (en tout cas le mien, à l'époque) peut ressembler davantage à celui d'un garçon qu'à celui d'une fille, mais ce qui se passe à l'intérieur n'est absolument pas comparable. L'utérus se remplit de sang. Le désir d'une étreinte peut se révéler aussi brûlant que le feu. 
Et puis il y a tous ces œufs — une provision pour toute leur vie de femme, leur dit-on — entassés dans leurs ovaires depuis leur naissance, dans l'attente que leurs autres organes arrivent à maturité, et qu'elles puissent les couver. Une fille de treize ans sait cela : son corps peut fabriquer un bébé. Simplement qu'est-ce qu'elle en ferait ? Une partie d'elle-même aime toujours jouer à la poupée. Une autre est fascinée par ce nouveau don. La troisième : horrifiée. 
La fille de treize ans déteste sa mère. Adore son père. Déteste son père. Adore sa mère. Alors quoi ? 
Les filles de treize ans sont grandes et petites, grosses et maigres. Ni l'un ni l'autre, ou les deux. Elles ont la peau la plus douce, la plus parfaite, et parfois, en l'espace d'une nuit, leur visage devient une sorte de gâchis. Elles peuvent pleurer à la vue d'un oiseau mort et paraître sans cœur à l'enterrement de leurs grands-parents. Elles sont tendres. Méchantes. Brillantes. Idiotes. Laides. Belles. 
Quant au sexe... Le sexe est une chose répugnante, effrayante et irrésistible. Une fille de treize ans ne veut pas penser au sexe. Elle ne pense qu'à cela. 
Pour elle, tout est tragique. Sa sensibilité est dix fois plus exacerbée que celle des adolescentes de quinze ans et des gamines de dix ans. Avoir ses règles — ou ne pas les avoir, comme ce fut mon cas —, c'est posséder le plus mystérieux des secrets. On peut donc se balader, comme si rien d'inhabituel ne se passait, alors que tout ce sang coule entre vos jambes ? Personne ne dit rien. Elle seule le sait. 
Elle ouvre les tiroirs des gens chez qui elle fait du baby-sitting à la recherche de l'attirail contraceptif — détache l'emballage d'un préservatif et souffle dedans jusqu'à ce qu'il explose, puis le fourre dans sa poche, ni vu ni connu — et si elle trouve dans la penderie une robe ou un corsage qui l'intéresse, elle peut même l'essayer.