jeudi 28 décembre 2017

Ad vitam æternam – Thierry Jonquet

Ad vitam æternam – Thierry Jonquet (le Seuil, 2002)

[Anabel travaille à Scar system, une boutique de piercing & tatouages. Elle fait la connaissance de M. Jacob, gérant d’une entreprise de pompes funèbres. Ces extraits du roman rapportent leurs discussion et les observations de Monsieur Jacob sur le rapport des humains à la mort.]



— Dites-moi, ça n’a pas l’air de marcher fort, à la « boutique », n’est-ce pas ?
— Pas trop, non, avoua-t-elle, machinalement.
— Ça ne m’étonne pas. C’est une activité un peu curieuse… Des « boutiques » comme celle-là, il en fleurit à tous les coins de rue ou presque, c’est un signe des temps. Un symptôme. Les gens se sentent perdus, accablés d’ennui, ils se réfugient dans ces pratiques que l’on croyait révolues. Ils ont peur de se diluer dans la grisaille, l’anonymat planifié par des forces, des autorités auxquelles ils savent qu’ils n’échapperont pas, alos ils sont prêts à tout, même à souffrir, surtout à souffrir, pour tenter de se persuader qu’ils restent maîtres d’une petite parcelle de leur pitoyable destin. Leur corps est bien la dernière chose, le dernier objet qui leur appartient, du moins le croient-ils. Le reste leur a été volé depuis longtemps.


— Je viens de me connecter à un site très surprenant. Une vraie trouvaille. distefano.com. Venez jeter un coup d’œil. (…)
Sur l’écran apparaissaient des photographies de cadavres en décomposition.
— Saisissant de réalisme, non ? Ce sont pourtant des faux, expliqua Monsieur Jacob. De vulgaires mannequins confectionnés avec du papier mâché, du carton, de la cire. Regardez, ils coûtent 650 dollars pièce. Des gens les achètent, je suppose pour les exposer dans leurs salons ou pour égayer une soirée, une sorte de gag ! Pour moins cher, 20 dollars, on peut se procurer un manuel de fabrication. Attendez, il y a mieux encore.
Anabel vit Monsieur Jacob pianoter sur le clavier de l’ordinateur. Moins d’une minute plus tard, il s’était connecté à un autre site, qui relatait les exploits d’un collectif d’artistes chinois intitulé Cadavre, et qui précisément, utilisait des résidus humains comme matériau artistique, lors d’installations destinées à être présentées en public.
— Répugnant…, soupira Anabel.
— Bien sûr, mais voyez comme c’est curieux ! La mort devient à la mode. Vos contemporains passent leur temps à supplier la médecine de prolonger leur vie, on leur promet déjà de reculer le moment fatidique de plusieurs décennies, de vivre jusqu’à cent vingt ans et plus ! et dans la même foulée, une poignée d’illuminés commence à vouer un véritable culte au cadavre. Oh, certes, c’est encore marginal, mais…



— Sachez qu’il n’y a pas si longtemps, les autopsies auxquelles se livraient les médecins avaient lieu en public. Les spectateurs appartenaient à l’aristocratie et appréciaient grandement cette mise à nu des chairs. De jolies dames au visage poudré, des petits messieurs engoncés dans leur pourpoint venaient se régaler, se rincer l’œil en prétextant s’instruire. C’était une distraction très prisée, le cinéma de l’époque, pourrait-on dire ! En fait ils obéissaient à un rituel d’exorcisme, comme les badauds que vous voyez autour de vous aujourd’hui. Ce corps qu’on charcutait sous leurs yeux, c’était bien le leur, par procuration, par anticipation. (…). Rembrandt, mais aussi beaucoup d’autres peintres beaucoup moins célèbres, nous ont légué des images de ces scènes assez… assez hautes en couleur, si vous me permettez ! A l’époque, la mort ne paraissait pas aussi effrayante qu’aujourd’hui. Les moyens de la combattre étaient bien maigres, rudimentaires, alors on s’accoutumait à sa compagnie, de sorte que… (…) Aujourd’hui au contraire, on la tient à distance tout en sachant que le rendez-vous est inéluctable, reprit-il. Mais dès que l’occasion en est donnée, on vient la narguer, on s’imagine autorisé à la défier, comme vous pouvez le constater ! Un peu comme on va voir le lion ou la panthère enfermés dans leur cage, au zoo. Et qui ne peuvent pas mordre, à travers les barreaux ! (…) La mort fait toujours recette. Toujours.

vendredi 17 novembre 2017

Tigre, tigre ! - Margaux Fragoso

[Margaux Fragoso raconte les 15 années passées auprès de Peter, un vieil homme qui l’a approchée et abusée sexuellement quand elle était très jeune.
Elle raconte ici comment Peter lui impose une séance d’initiation à la pornographie, pour lui faire comprendre que le rôle des filles est de satisfaire les désirs des hommes.]


Je sortis un film qui s’appelait les amours de Lolita. « Ça a l’air intéressant, ça. On le regarde ».
Il se mit à rire. « Ça me fait presque peur, de te laisser regarder ça. Tu comprends, cette Lolita, elle était infidèle.
- À qui ? J’étais intriguée.
- À son papa. Ils sont amants. Comme nous. C’est un très bon film pour un porno, c’est artistique. » Il glissa la cassette dans le magnétoscope.
(…) 
« Alors, qu’est-ce que tu as pensé du film ? me demanda Peter à la fin.
- J’ai aimé. Hé, un de ces jours, il faut qu’on regarde un film, avec des hommes. ». Je le dis l’air de rien, alors que j’en avais énormément envie. Ça ne me plaisait pas, de voir des femmes faire des pipes ou se faire pénétrer ; en revanche, je trouvais enthousiasmante l’idée qu’un homme puisse prendre la place d’une femme. Je voulais voir un homme faire à un autre homme ce qui semblait ennuyeux ou même avilissant quand c’était à une fille. J’avais besoin d’être rassurée sur le fait que les hommes et les femmes n’étaient pas si différents. Les films de Peter laissaient entendre que le monde entier était fait de femmes se soumettant à des hommes, et je savais que ce n’était pas vrai.

Une fois, j’avais piqué un des magazines porno de Richard, au salon, et j’avais appris l’existence des dominatrices. Je voulais, par-dessus tout, voir un film de dominatrices, mais je savais que Peter ne louerait jamais un film avec des femmes qui contrôlent les hommes.

mercredi 21 juin 2017

les liaisons dangereuse - Ch. de Laclos.

Les liaisons dangereuses - Ch. de Laclos - 
Lettre LXXXI, La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

[La marquise de Merteuil, libertine intrigante, s'adresse au Vicomte de Valmont, après qu'il eut séduit la prude présidente de Tourvel. Il s'était permis de faire preuve d'orgueil envers la Marquise, alors même qu'elle n'avait plus besoin de lui pour arriver à ses fins.]

Que vos craintes me causent de pitié ! Combien elles me prouvent ma supériorité sur vous ! et vous voulez m’enseigner, me conduire ! Ah ! mon pauvre Valmont, quelle distance il y a encore de vous à moi ! Non, tout l’orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour remplir l’intervalle qui nous sépare. (...)
Qu’avez-vous donc fait, que je n’aie surpassé mille fois ? Vous avez séduit, perdu même beaucoup de femmes : mais quelles difficultés avez-vous eues à vaincre ? quels obstacles à surmonter ? où est là le mérite qui soit véritablement à vous ? Une belle figure, pur effet du hasard ; des grâces, que l’usage donne presque toujours ; de l’esprit à la vérité, mais auquel du jargon suppléerait au besoin ; une impudence assez louable, mais peut-être uniquement due à la facilité de vos premiers succès ; si je ne me trompe, voilà tous vos moyens : car pour la célébrité que vous avez pu acquérir, vous n’exigerez pas, je crois, que je compte pour beaucoup l’art de faire naître ou de saisir l’occasion d’un scandale.
Quant à la prudence, à la finesse, je ne parle pas de moi : mais quelle femme n’en aurait pas plus que vous ? (…)
Croyez-moi, Vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer. Combattant sans risque, vous devez agir sans précaution. En effet, pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner. Quand je vous accorderais autant de talents qu’à nous, de combien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la nécessité où nous sommes d’en faire un continuel usage !

mardi 20 juin 2017

Limonov - Emmanuel Carrère (2011)

Limonov - Emmanuel Carrère (éd. P.O.L., 2011)

p. 226

[Après que le cinéaste Werner Herzog, dans les années 80, ait humilié le jeune journaliste qu’était alors Emmanuel Carrère]

Je regrette de rapporter un trait aussi accablant pour un homme que malgré tout j'admire et dont les œuvres récentes me donnent à penser qu'il ne ferait plus une chose pareille, qu'on le surprendrait beaucoup en lui rappelant qu'il l'a faite ; mais quand même, cela veut dire quelque chose, qui me concerne moi autant que lui.

Un ami à qui je racontais ma mésaventure m'a dit en riant : « Ça t'apprendra à admirer des fascistes. » C'était expéditif et, je crois, juste. Herzog, capable d'une vibrante compassion pour un aborigène sourd-muet ou un vagabond schizophrène, considérait un jeune cinéphile à lunettes comme une punaise méritant d'être moralement écrabouillée, et j'étais quant à moi le client idéal pour me faire traiter de la sorte. Il me semble qu'on touche là quelque chose qui est le nerf du fascisme. Si on le dénude, ce nerf, que trouve-t-on ? En étant radical, une vision du monde évidemment scandaleuse : übermenschen et untermenschen, Aryens et Juifs, d'accord, mais ce n'est pas de cela que je veux parler. Je ne veux parler ni de néonazis, ni d'extermination des présumés inférieurs, ni même de mépris affiché avec la robuste franchise de Werner Herzog, mais de la façon dont chacun de nous s'accommode du fait évident que la vie est injuste et les hommes inégaux : plus ou moins beaux, plus ou moins doués, plus ou moins armés pour la lutte. Nietzsche, Limonov et cette instance en nous que j'appelle le fasciste disent d'une même voix : « C'est la réalité, c'est le monde tel qu'il est. »
Que dire d'autre ? Ce serait quoi, le contre-pied de cette évidence ? « On sait très bien ce que c'est, répond le fasciste. Ça s'appelle le pieux mensonge, l'angélisme de gauche, le politiquement correct, et c'est plus répandu que la lucidité. » Moi, je dirais : le christianisme. L'idée que, dans le Royaume, qui n'est certainement pas l'au-delà mais la réalité de la réalité, le plus petit est le plus grand. Ou bien l'idée, formulée dans un sutra bouddhiste que m'a fait connaître mon ami Hervé Clerc, selon laquelle « l'homme qui se juge supérieur, inférieur ou même égal à un autre homme ne comprend pas la réalité ». Cette idée-là n'a peut-être de sens que dans le cadre d'une doctrine qui considère le « moi » comme une illusion et, à moins d'y adhérer, mille contre-exemples se pressent, tout notre système de pensée repose sur une hiérarchie des mérites selon laquelle, disons, le Mahatma Gandhi est une figure humaine plus haute que le tueur pédophile Marc Dutroux. Je prends à dessein un exemple peu contestable, beaucoup de cas se discutent, les critères varient, par ailleurs les bouddhistes eux-mêmes insistent sur la nécessité de distinguer, dans la conduite de la vie, l'homme intègre du dépravé. Pourtant, et bien que je passe mon temps à établir de telles hiérarchies, bien que comme Limonov je ne puisse pas rencontrer un de mes semblables sans me demander plus ou moins consciemment si je suis au-dessus ou au-dessous de lui et en tirer soulagement ou mortification, je pense que cette idée — je répète : « L'homme qui se juge supérieur, inférieur ou égal à un autre ne comprend pas la réalité » — est le sommet de la sagesse et qu’une vie ne suffit pas à s’en imprégner, à la digérer, à se l’incorporer, en sorte qu’elle cesse d’être une idée pour informer le regard et l’action en toutes circonstances.

lundi 24 avril 2017

Lettre ouverte aux escrocs de l'islamophobie qui font le jeu des racistes - Charb, 2015

Du point de vue du croyant, n'est-ce pas blasphémer que de demander à des magistrats qui sont peut-être eux-mêmes des mécréants de condamner d'autres mécréants au nom de Dieu ? N'est-ce pas l'expression d'une sorte de péché d'orgueil que de prendre en charge la défense de Dieu ?
Dieu, le créateur du monde, ce type large d'épaules qui joue avec notre planète comme l'automobiliste arrêté au feu rouge joue avec ses crottes de nez, a-t-il besoin de maître Tartempion pour laver son honneur ? En attaquant en justice les blasphémateurs, les associations communautaristes ne prouvent qu'une chose : elles ne croient pas en Dieu.
Ou alors elles sont pour la double peine, ce qui est particulièrement méchant et pervers. Elles veulent que nous soyons condamnés ici, en France, et une seconde fois là-haut.

samedi 8 avril 2017

Vivre et penser comme des porcs - Gilles Châtelet

[comment, dans les années Mitterrand, après les années 60 et 70 — et une certaine libération des idées, des mœurs, des modes de vie — la population a été mise à la disposition des "démocraties-marchés"]

   L’heure allait bientôt sonner de remettre les pendules à l’heure ! Il faudrait moins de trois ans pour dissiper le charme et assurer le triomphe des années 80, écœurantes d’ennui, de cupidité et de bêtise, années des «révolutions conservatrices» néolibérales, années cyniques de Reagan ou de Thatcher… et de l’hypocrite trivialité de l’ère Mitterrand, années de la contre-attaque planétaire des imbéciles ulcérés par l’arc-en-ciel de générosité et de liberté entrouvert pendant quinze ans. L’heure serait désormais celle de la Main invisible du marché, qui ne prend pas de gants pour affamer et broyer sans bruit, invincible parce que faisant pression partout et nulle part, mais qui pourtant, comme Dieu a besoin des hommes, avait besoin d’une voix. Elle était toute désignée. La Contre-Réforme néolibérale, mercenaire zélé, allait offrir les services classiques de l’option réactionnaire, ceux d’une alchimie sociale capable de transformer en force politique ce qui finit toujours par exsuder des classes moyennes : crainte, envie et conformisme.


Vivre et penser comme des porcs. 
De l'incitation à l'envie et à l'ennui dans les démocraties-marchés.
Exils, 1998

lundi 27 mars 2017

Une nouvelle vassalité – André Bellon

Feu (de paille) Pierre Bérégovoy
En 1985, Pierre Bérégovoy, alors ministre de l'Économie et des Finances, vint présenter son action devant le groupe socialiste. Bizarrement, il affirma qu'il fallait au gouvernement beaucoup de courage pour conduire une politique contraire à ce que souhaitaient les électeurs de gauche. Sa déclaration n'est pas à traiter par l'ironie. Au-delà de la définition absurde d'un courage qui consiste à aider le plus fort, cette prise de position est la manifestation d'une inversion fondamentale du discours républicain : le courage se définirait donc par le fait de s'opposer à son peuple et à ceux qui le représentent.
D'une certaine façon, le virage économique pris en 1983 eut pour conséquence naturelle la déconsidération de la volonté populaire. On pouvait dès lors raconter n'importe quoi, la légitimité étant largement indéfinie ou procédant d'un ailleurs non maîtrisable. En toute hypothèse, le concept de souveraineté populaire était dès lors à inscrire sur la liste des idées caduques.
(…)

Le discours qu'il [Mitterrand] construisit en 1988 était fondé sur deux piliers, toujours d'actualité, et censés rassembler une large majorité de Français : réconcilier la gauche et l'entreprise, construire l'Europe dans le cadre de la mondialisation. (...)