mardi 20 juin 2017

Limonov - Emmanuel Carrère (2011)

Limonov - Emmanuel Carrère (éd. P.O.L., 2011)

p. 226

[Après que le cinéaste Werner Herzog, dans les années 80, ait humilié le jeune journaliste qu’était alors Emmanuel Carrère]

Je regrette de rapporter un trait aussi accablant pour un homme que malgré tout j'admire et dont les œuvres récentes me donnent à penser qu'il ne ferait plus une chose pareille, qu'on le surprendrait beaucoup en lui rappelant qu'il l'a faite ; mais quand même, cela veut dire quelque chose, qui me concerne moi autant que lui.

Un ami à qui je racontais ma mésaventure m'a dit en riant : « Ça t'apprendra à admirer des fascistes. » C'était expéditif et, je crois, juste. Herzog, capable d'une vibrante compassion pour un aborigène sourd-muet ou un vagabond schizophrène, considérait un jeune cinéphile à lunettes comme une punaise méritant d'être moralement écrabouillée, et j'étais quant à moi le client idéal pour me faire traiter de la sorte. Il me semble qu'on touche là quelque chose qui est le nerf du fascisme. Si on le dénude, ce nerf, que trouve-t-on ? En étant radical, une vision du monde évidemment scandaleuse : übermenschen et untermenschen, Aryens et Juifs, d'accord, mais ce n'est pas de cela que je veux parler. Je ne veux parler ni de néonazis, ni d'extermination des présumés inférieurs, ni même de mépris affiché avec la robuste franchise de Werner Herzog, mais de la façon dont chacun de nous s'accommode du fait évident que la vie est injuste et les hommes inégaux : plus ou moins beaux, plus ou moins doués, plus ou moins armés pour la lutte. Nietzsche, Limonov et cette instance en nous que j'appelle le fasciste disent d'une même voix : « C'est la réalité, c'est le monde tel qu'il est. »
Que dire d'autre ? Ce serait quoi, le contre-pied de cette évidence ? « On sait très bien ce que c'est, répond le fasciste. Ça s'appelle le pieux mensonge, l'angélisme de gauche, le politiquement correct, et c'est plus répandu que la lucidité. » Moi, je dirais : le christianisme. L'idée que, dans le Royaume, qui n'est certainement pas l'au-delà mais la réalité de la réalité, le plus petit est le plus grand. Ou bien l'idée, formulée dans un sutra bouddhiste que m'a fait connaître mon ami Hervé Clerc, selon laquelle « l'homme qui se juge supérieur, inférieur ou même égal à un autre homme ne comprend pas la réalité ». Cette idée-là n'a peut-être de sens que dans le cadre d'une doctrine qui considère le « moi » comme une illusion et, à moins d'y adhérer, mille contre-exemples se pressent, tout notre système de pensée repose sur une hiérarchie des mérites selon laquelle, disons, le Mahatma Gandhi est une figure humaine plus haute que le tueur pédophile Marc Dutroux. Je prends à dessein un exemple peu contestable, beaucoup de cas se discutent, les critères varient, par ailleurs les bouddhistes eux-mêmes insistent sur la nécessité de distinguer, dans la conduite de la vie, l'homme intègre du dépravé. Pourtant, et bien que je passe mon temps à établir de telles hiérarchies, bien que comme Limonov je ne puisse pas rencontrer un de mes semblables sans me demander plus ou moins consciemment si je suis au-dessus ou au-dessous de lui et en tirer soulagement ou mortification, je pense que cette idée — je répète : « L'homme qui se juge supérieur, inférieur ou égal à un autre ne comprend pas la réalité » — est le sommet de la sagesse et qu’une vie ne suffit pas à s’en imprégner, à la digérer, à se l’incorporer, en sorte qu’elle cesse d’être une idée pour informer le regard et l’action en toutes circonstances.

p. 242

On voyait bien qu’avec Gorbatchev et ses conseillers Iakovlev et Chavarnadzé les libéraux avaient le vent en poupe, mais des plus libéraux des libéraux on n’attendait pas autre chose qu’une certaine détente intérieure et extérieure : des relations correctes avec les Etats-Unis, un peu de bonne volonté dans les conférences internationales, un peu moins de dissidents dans les hôpitaux psychiatriques. (…)
Je ne vais pas faire un cours sur la perestroïka, mais il faut que j'insiste sur ceci : la chose extraordinaire qui s'est passée en Union soviétique durant ces six ans, et qui a tout emporté, c'est qu'on a pu y faire de l'histoire librement. J'ai publié en 1986 un petit essai dont le titre, Le Détroit de Behring, renvoyait à une anecdote que m'avait racontée ma mère : après la disgrâce et l'exécution de Beria, chef du NKVD sous Staline, les souscripteurs de la Grande Encyclopédie soviétique ont reçu l'instruction de découper dans leur exemplaire l'article louangeur consacré à cet ardent ami du prolétariat pour le remplacer par un article de calibre identique sur le détroit de Behring. Beria, Bering : l'ordre alphabétique était sauf, mais Beria n'existait plus. Il n'avait jamais existé. De même, après la chute de Khrouchtchev, on a dans les bibliothèques dû jouer des ciseaux pour supprimer Une journée d'Ivan Denissovitch des anciens exemplaires de la revue Novyi Mir. Le privilège que saint Thomas d'Aquin déniait à Dieu, faire que n'ait pas eu lieu ce qui a eu lieu, le pouvoir soviétique se l'est arrogé, et ce n'est pas à George Orwell mais à un compagnon de Lénine, Piatakov, qu'on doit cette phrase extraordinaire : « Un vrai bolchevik, si le Parti l'exige, est prêt à croire que le noir est blanc et le blanc noir. » Le totalitarisme, que sur ce point décisif l'Union soviétique a poussé beaucoup plus loin que l'Allemagne national-socialiste, consiste, là où les gens voient noir, à leur dire que c'est blanc et à les obliger, non seulement à le répéter mais, à la longue, à le croire bel et bien. C'est de cet aspect-là que l'expérience soviétique tire cette qualité fantastique, à la fois monstrueuse et monstrueusement comique, que met en lumière toute la littérature souterraine, du Nous autres de Zamiatine aux Hauteurs béantes de Zinoviev en passant par Tchevengour de Platonov. C'est cet aspect-là qui fascine tous les écrivains capables, comme Philip K. Dick, comme Martin Amis ou comme moi, d'absorber des bibliothèques entières sur ce qui est arrivé à l'humanité en Russie au siècle dernier, et que résume ainsi un de mes préférés parmi ses historiens, Martin Malia : « Le socialisme intégral n'est pas une attaque contre des abus spécifiques du capitalisme mais contre la réalité. C'est une tentative pour abroger le monde réel, tentative condamnée à long terme mais qui sur une certaine période réussit à créer un monde surréel défini par ce paradoxe : l'inefficacité, la pénurie et la violence y sont présentées comme le souverain bien. »
L'abrogation du réel passe par celle de la mémoire. La collectivisation des terres et les millions de koulaks tués ou déportés, la famine organisée par Staline en Ukraine, les purges des années trente et les millions encore de tués ou de déportés de façon purement arbitraire : tout cela ne s'était jamais passé. Alors, bien sûr, un garçon ou une fille qui avait dix ans en 1937 savait très bien qu'une nuit des gens étaient venus chercher son père et qu'on ne l'avait ensuite plus jamais revu. Mais il savait aussi qu'il ne fallait pas en parler, qu'être le fils d'un ennemi du peuple était dangereux, que mieux valait faire comme si cela n'avait pas eu lieu. Ainsi tout un peuple faisait-il comme si cela n'avait pas eu lieu et apprenait l'histoire selon le Cours abrégé que le camarade Staline s'était donné la peine d'écrire lui-même.
Soljenitsyne l'avait annoncé : dès qu'on commencera à dire la vérité, tout s'effondrera. Gorbatchev n'y pensait certainement pas, il pensait plutôt à une concession localisée et contrôlable quand, dans un discours prononcé pour le soixante-dixième anniversaire de la révolution d'octobre devant tous les dignitaires du communisme mondial, Honecker, Jaruzelski, Castro, Ceauescu, Daniel Ortega du Nicaragua (qui tous, sauf Castro, allaient tomber dans les années à venir, en grande partie à cause de ce discours), il a lancé le mot de glasnost', qui signifie transparence, et proclamé son intention de combler « les blancs de l'histoire ». Il parlait, dans ce discours, des « centaines de milliers » de victimes du stalinisme alors qu'il s'agissait de dizaines de millions, mais peu importe, le feu vert était donné, la boîte de Pandore ouverte. À partir de 1988, ce à quoi seule l'élite intellectuelle avait accès, sous forme de samizdat ou d'éditions étrangères clandestinement importées, est devenu public, et les Russes ont été saisis d'une frénésie de lecture. Chaque semaine paraissait un nouveau livre jusqu'alors interdit. Les tirages, énormes, étaient aussitôt épuisés. On voyait les gens faire la queue à l'aube devant les kiosques puis, dans le métro, dans le bus ou même en marchant dans la rue, lire comme des possédés ce qu'ils s'étaient battus pour acheter. Pendant une semaine, tout le monde à Moscou lisait Le Docteur Jivago et ne parlait que de cela, la semaine suivante c'était Vie et destin de Vassili Grossman, et celle d'après 1984, d'Orwell, ou les livres du grand précurseur anglais Robert Conquest, qui a fait dès les années soixante l'histoire de la collectivisation et des purges en se faisant traiter d'agent de la CIA par tout ce que l'Ouest comptait de compagnons de route soucieux de ne pas désespérer Billancourt. Un groupe de dissidents a fondé avec le parrainage de Sakharov l'association Mémorial qui, un peu comme Yad Vashem à Jérusalem, a entrepris d'exaucer le vœu d'Anna Akhmatova dans Requiem : « Je voudrais, tous, vous appeler par vos noms. » Il s'agissait de nommer les victimes de la répression qui n'avaient pas seulement été tuées mais effacées de la mémoire. Au début, Mémorial hésitait à employer le mot « millions », et puis le pas a été franchi et c'était comme si on l'avait toujours su, comme si on n'attendait que le droit de le dire à voix haute. Le parallèle entre Hitler et Staline est devenu un lieu commun. On était sûr, dans un débat, de se tailler un succès en évoquant la théorie des 5 % formulée par le Petit Père des Peuples (en substance : si sur la masse des gens arrêtés il y a 5 % de coupables, c'est déjà très bien), ou en citant la phrase de son commissaire à la justice, Krylenko : « Il ne faut pas seulement exécuter des coupables, l'exécution des innocents impressionne davantage. » Alexandre Iakovlev lui-même, le principal conseiller de Gorbatchev (…) est venu expliquer à la télévision que le décret réhabilitant tous ceux qui avaient été réprimés depuis 1917 n’était pas du tout, comme le disaient les gens du parti, une mesure de mansuétude mais bien de repentir : « Nous ne leur pardonnons pas, nous leur demandons pardon. Le but de ce décret est de nous réhabiliter, nous, qui en restant silencieux et en regardant ailleurs avons été complices de ces crimes. » En somme, c’était devenu l’opinion courante que le pays avait été pendant soixante-dix ans aux mains d’un gang de criminels.

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