[La marquise de Merteuil, libertine intrigante, s'adresse au Vicomte de
Valmont, après qu'il eut séduit la prude présidente de Tourvel. Il s'était
permis de faire preuve d'orgueil envers la Marquise, alors même qu'elle n'avait
plus besoin de lui pour arriver à ses fins.]
Que vos craintes me causent de
pitié ! Combien elles me prouvent ma supériorité sur vous ! et vous
voulez m’enseigner, me conduire ! Ah ! mon pauvre Valmont, quelle
distance il y a encore de vous à moi ! Non, tout l’orgueil de votre sexe
ne suffirait pas pour remplir l’intervalle qui nous sépare. (...)
Qu’avez-vous donc fait, que je
n’aie surpassé mille fois ? Vous avez séduit, perdu même beaucoup de
femmes : mais quelles difficultés avez-vous eues à vaincre ? quels
obstacles à surmonter ? où est là le mérite qui soit véritablement à
vous ? Une belle figure, pur effet du hasard ; des grâces, que
l’usage donne presque toujours ; de l’esprit à la vérité, mais auquel du
jargon suppléerait au besoin ; une impudence assez louable, mais peut-être
uniquement due à la facilité de vos premiers succès ; si je ne me trompe,
voilà tous vos moyens : car pour la célébrité que vous avez pu acquérir,
vous n’exigerez pas, je crois, que je compte pour beaucoup l’art de faire
naître ou de saisir l’occasion d’un scandale.
Quant à la prudence, à la finesse,
je ne parle pas de moi : mais quelle femme n’en aurait pas plus que
vous ? (…)
Croyez-moi, Vicomte, on acquiert
rarement les qualités dont on peut se passer. Combattant sans risque, vous
devez agir sans précaution. En effet, pour vous autres hommes, les défaites ne
sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est
de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner. Quand je vous accorderais
autant de talents qu’à nous, de combien encore ne devrions-nous pas vous
surpasser, par la nécessité où nous sommes d’en faire un continuel usage !