mercredi 21 juin 2017

les liaisons dangereuse - Ch. de Laclos.

Les liaisons dangereuses - Ch. de Laclos - 
Lettre LXXXI, La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

[La marquise de Merteuil, libertine intrigante, s'adresse au Vicomte de Valmont, après qu'il eut séduit la prude présidente de Tourvel. Il s'était permis de faire preuve d'orgueil envers la Marquise, alors même qu'elle n'avait plus besoin de lui pour arriver à ses fins.]

Que vos craintes me causent de pitié ! Combien elles me prouvent ma supériorité sur vous ! et vous voulez m’enseigner, me conduire ! Ah ! mon pauvre Valmont, quelle distance il y a encore de vous à moi ! Non, tout l’orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour remplir l’intervalle qui nous sépare. (...)
Qu’avez-vous donc fait, que je n’aie surpassé mille fois ? Vous avez séduit, perdu même beaucoup de femmes : mais quelles difficultés avez-vous eues à vaincre ? quels obstacles à surmonter ? où est là le mérite qui soit véritablement à vous ? Une belle figure, pur effet du hasard ; des grâces, que l’usage donne presque toujours ; de l’esprit à la vérité, mais auquel du jargon suppléerait au besoin ; une impudence assez louable, mais peut-être uniquement due à la facilité de vos premiers succès ; si je ne me trompe, voilà tous vos moyens : car pour la célébrité que vous avez pu acquérir, vous n’exigerez pas, je crois, que je compte pour beaucoup l’art de faire naître ou de saisir l’occasion d’un scandale.
Quant à la prudence, à la finesse, je ne parle pas de moi : mais quelle femme n’en aurait pas plus que vous ? (…)
Croyez-moi, Vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer. Combattant sans risque, vous devez agir sans précaution. En effet, pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner. Quand je vous accorderais autant de talents qu’à nous, de combien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la nécessité où nous sommes d’en faire un continuel usage !

mardi 20 juin 2017

Limonov - Emmanuel Carrère (2011)

Limonov - Emmanuel Carrère (éd. P.O.L., 2011)

p. 226

[Après que le cinéaste Werner Herzog, dans les années 80, ait humilié le jeune journaliste qu’était alors Emmanuel Carrère]

Je regrette de rapporter un trait aussi accablant pour un homme que malgré tout j'admire et dont les œuvres récentes me donnent à penser qu'il ne ferait plus une chose pareille, qu'on le surprendrait beaucoup en lui rappelant qu'il l'a faite ; mais quand même, cela veut dire quelque chose, qui me concerne moi autant que lui.

Un ami à qui je racontais ma mésaventure m'a dit en riant : « Ça t'apprendra à admirer des fascistes. » C'était expéditif et, je crois, juste. Herzog, capable d'une vibrante compassion pour un aborigène sourd-muet ou un vagabond schizophrène, considérait un jeune cinéphile à lunettes comme une punaise méritant d'être moralement écrabouillée, et j'étais quant à moi le client idéal pour me faire traiter de la sorte. Il me semble qu'on touche là quelque chose qui est le nerf du fascisme. Si on le dénude, ce nerf, que trouve-t-on ? En étant radical, une vision du monde évidemment scandaleuse : übermenschen et untermenschen, Aryens et Juifs, d'accord, mais ce n'est pas de cela que je veux parler. Je ne veux parler ni de néonazis, ni d'extermination des présumés inférieurs, ni même de mépris affiché avec la robuste franchise de Werner Herzog, mais de la façon dont chacun de nous s'accommode du fait évident que la vie est injuste et les hommes inégaux : plus ou moins beaux, plus ou moins doués, plus ou moins armés pour la lutte. Nietzsche, Limonov et cette instance en nous que j'appelle le fasciste disent d'une même voix : « C'est la réalité, c'est le monde tel qu'il est. »
Que dire d'autre ? Ce serait quoi, le contre-pied de cette évidence ? « On sait très bien ce que c'est, répond le fasciste. Ça s'appelle le pieux mensonge, l'angélisme de gauche, le politiquement correct, et c'est plus répandu que la lucidité. » Moi, je dirais : le christianisme. L'idée que, dans le Royaume, qui n'est certainement pas l'au-delà mais la réalité de la réalité, le plus petit est le plus grand. Ou bien l'idée, formulée dans un sutra bouddhiste que m'a fait connaître mon ami Hervé Clerc, selon laquelle « l'homme qui se juge supérieur, inférieur ou même égal à un autre homme ne comprend pas la réalité ». Cette idée-là n'a peut-être de sens que dans le cadre d'une doctrine qui considère le « moi » comme une illusion et, à moins d'y adhérer, mille contre-exemples se pressent, tout notre système de pensée repose sur une hiérarchie des mérites selon laquelle, disons, le Mahatma Gandhi est une figure humaine plus haute que le tueur pédophile Marc Dutroux. Je prends à dessein un exemple peu contestable, beaucoup de cas se discutent, les critères varient, par ailleurs les bouddhistes eux-mêmes insistent sur la nécessité de distinguer, dans la conduite de la vie, l'homme intègre du dépravé. Pourtant, et bien que je passe mon temps à établir de telles hiérarchies, bien que comme Limonov je ne puisse pas rencontrer un de mes semblables sans me demander plus ou moins consciemment si je suis au-dessus ou au-dessous de lui et en tirer soulagement ou mortification, je pense que cette idée — je répète : « L'homme qui se juge supérieur, inférieur ou égal à un autre ne comprend pas la réalité » — est le sommet de la sagesse et qu’une vie ne suffit pas à s’en imprégner, à la digérer, à se l’incorporer, en sorte qu’elle cesse d’être une idée pour informer le regard et l’action en toutes circonstances.