- un chapitre du roman American gods
Il y avait une fille, et son
oncle la vendit, écrivit M. Ibis de sa parfaite écriture calligraphiée.
Voici l'histoire ; le reste est du détail.
Il est des récits qui, si nous leur ouvrons trop notre cœur, nous
blessent profondément. Regardez — voici un homme de bien, selon ses propres
critères et ceux de ses amis : il est fidèle à sa femme, il adore ses jeunes
enfants, à qui il accorde toute son attention, il aime son pays et il accomplit
son travail de son mieux, avec conscience. C'est donc efficacement et dans la
bonne humeur qu'il extermine les Juifs : il apprécie la musique qu'on diffuse
en fond sonore pour les apaiser ; il leur conseille de ne pas oublier leur
numéro d'identification lorsqu'ils vont à la douche — car bien des gens, leur
affirme-t-il, se trompent de vêtements en ressortant ; voilà qui les calme en
leur faisant croire que la vie doit continuer. Notre homme supervise ensuite le
transport des cadavres jusqu'aux fours crématoires. La seule chose qui le
dérange, c'est que l'élimination de la vermine continue de l'affecter. S'il
était vraiment un homme de bien, il ne ressentirait rien d'autre que de la joie
en voyant la terre débarrassée de ses parasites.
Il y avait une fille, et son
oncle la vendit. Dit comme ça, cela semble si simple.
Aucun homme n'est une île,
proclamait Donne, mais il se trompait. Si nous n'en étions pas, nous serions
perdus, nous nous noierions mutuellement de nos tragédies. Nous sommes isolés
(ce qui, ne l'oubliez pas, signifie littéralement changés en îles) de la tragédie des autres par notre nature
insulaire, et par la structure répétitive des histoires. La structure ne change
jamais : il y avait une fois un être humain qui naquit, vécut puis, d'une
manière ou d'une autre, mourut. Voilà tout. Vous pouvez fournir les détails à
l’aide de votre propre expérience. Aussi rebattue que n'importe quel autre
conte, aussi unique que n'importe quelle autre vie. Nos existences sont des
flocons de neige formant des dessins que nous avons déjà vus, aussi identiques
que des petits pois dans une cosse (avez-vous déjà regardé des petits pois dans
une cosse? Je veux dire : vraiment regardé ? Après une minute d'inspection
attentive, vous n'avez plus une chance de les confondre) mais cependant
uniques.
Sans l'individu, nous ne voyons que des chiffres : mille morts, cent
mille morts, « le nombre des victimes pourrait atteindre un million ». Avec les
récits individuels, les statistiques se métamorphosent en gens — mais cela même
est un mensonge, car ces gens continuent de souffrir et leur nombre se révèle
étourdissant, dépourvu de sens. Regardez, voyez cet enfant au ventre gonflé,
aux coins des yeux envahis par les mouches, aux membres squelettiques :
serait-il plus agréable pour vous de connaître son nom, son âge, ses rêves, ses
craintes ? De le voir de l'intérieur ? Et si tel est le cas, ne
serait-ce pas rendre un mauvais service sa sœur qui git près de lui dans la
poussière brûlante, ca caricature d'enfant distendue, distordue ? Supposons
que nous les prenions en pitié, sont-ils devenus plus importants pour nous que
mille autres enfants touchés par la même famine, mille autres jeunes vies qui
serviront bientôt de nourriture aux myriades de vers que sont les enfants des
mouches ?
Nous dressons des barrières autour de ces instants douloureux, nous
demeurons sur nos îles, si bien qu'ils ne peuvent nous blesser. La douce couche
nacrée qui les recouvre leur permet de glisser telles des perles hors d nos
âmes, sans véritable souffrance.
La fiction nous autorise à nous glisser dans ces autre têtes, ces
autres endroits, à regarder par ces autres yeux. Au cours du récit, nous nous
arrêtons avant de mourir, ou bien mourons par procuration, en toute
sécurité ; dans le monde au-delà du récit, nous tournons la page ou
fermons le livre, et nous reprenons notre existence. Une existence qui, comme
toutes les autres, ne ressemble à aucune autre.
Et la simple vérité est la suivante : Il y avait une fille, et son onde la vendit.
Voilà ce qu'on disait, là d'où elle venait : on n'est jamais sûr de
l'identité du père d'un enfant, mais quant à la mère, ah ! ça, on peut en
être certain. Lignée et propriété se transmettaient par les femmes mais le
pouvoir demeurait entre les mains des hommes, lesquels étaient propriétaires des
enfants de leur sœur.
Il y avait là-bas une guerre. Une toute petite guerre, à peine plus
qu'une rixe entre villages rivaux, presque un dispute. Un des villages
l'emporta, l'autre perdit.
La vie était une commodité, les gens des biens matériels. Ces régions
connaissaient l'esclavage depuis des milliers d'années. Les négriers arabes
avaient détruit le derniers grands royaumes d'Afrique Orientale, tandis que les
nations d'Afrique Équatoriale se détruisaient mutuellement.
Il n'y avait donc rien d'inhabituel ni de choquant dans la vente des
jumeaux — quoiqu'ils fussent en tant que tels considérés comme magiques et que
leur oncle les redoutât assez pour ne pas les prévenir de sa décision,
craignant qu'ils ne blessent son ombre et ne le tuent. Ils avaient douze ans.
La fillette s'appelait Wututu, l'oiselle messagère, son frère Agasu, le nom
d'un ancien roi. C'étaient des enfants robustes. Parce qu'ils étaient jumeaux,
mâle et femelle, on leur racontait bien des choses sur les dieux, et parce
qu'ils étaient jumeaux, ils écoutaient. Ils se rappelaient.
Leur oncle était un être obèse, paresseux. S'il avait possédé plus de
bétail, peut-être en eût-il vendu une bête à la place des enfants, mais tel
n'était pas le cas. Il les vendit donc. Oublions-le : il ne réapparaîtra pas
dans ce récit. Nous suivons les jumeaux.
On les fit marcher sur une vingtaine de kilomètres, en compagnie
d'autres esclaves, capturés durant la guerre ou achetés, jusqu'à un petit
avant-poste. Là, on les échangea. Le frère, la sœur et treize de leurs
compagnons furent achetés par six hommes armés de sagaies et de poignards, qui
les poussèrent vers l'ouest, vers la mer, puis sur nombre de kilomètres le long
du rivage. Il y avait à présent quinze esclaves, reliés par le cou à l'aide
d'une corde, des entraves lâches autour des poignets.
Wututu demanda à Agasu ce qui allait leur arriver.
« Je ne sais pas », répondit-il. Agasu souriait souvent : il avait
les dents blanches, parfaites, et il les montrait à loisir, ses sourires inspirant
toujours la joie à sa sœur. À présent, il ne souriait pas. Au lieu de cela, il
tentait d'afficher pour elle sa bravoure, la tête et les épaules droites, aussi
fier, aussi menaçant et aussi comique qu'un chiot hérissé.
« Ils vont nous vendre aux diables blancs qui nous emmèneront chez
eux, de l'autre côté de l'eau, déclara l'homme aux joues scarifiées qui suivait
Wututu dans la file.
— Et qu'est-ce qu'ils nous y feront ? » demanda la fillette.