vendredi 28 août 2020

Joblard. À la lie. - Jean-Marc ROYON (2019)


On me désigne l’écran. La mise en scène est toujours la même sur ces chaînes d'info à show, je commence à connaître. Au premier plan, emmitouflée jusqu'au yeux, grelottante mais souriante dans la rigueur du petit matin, une jeune reporter tente tous les quarts d'heure de maintenir le suspens autour d'un événement qui se déroule quelque part loin derrière elle, après le cordon de CRS, et dont elle ne sait rien. Là, en moins de trente secondes elle doit remplir cette mission de rendre palpitante son ignorance complète de la situation. Après nous avoir donné rendez-vous pour le flash suivant et fait la promesse de reprendre l'antenne si l'info l'exigeait, elle rend le crachoir à sa rivale qui, dans la chaleur et la sécurité d'un studio, va tenter à son tour de nous tenir en haleine jusqu'à l'heure de la pub en nous bourrant la tasse avec des compléments d'enquêtes, des éléments de réponses et des retours en images.


[Portraits de deux reporters d’une chaine d’info en continu]
Un jeune mec complètement à bloc fait irruption dans la salle. Il porte un gilet et un treillis fluo recouvert de poches et de pompes de sécurité. Livide, les joues creuses, les yeux rouges, ses cheveux gras dressés sur la tête. Le profil du troufion ricain défoncé aux acides en train de péter les plombs dans la jungle vietminh. Il plonge sur un gros sac de toile posé sous la table et se met à farfouiller dedans. Un clbs famélique qui déterre fébrilement un os.
— Tout est OK, Ray ! On choute grave ! C’est de la bombe putain ! (...)
Pendant ce temps-là le gamin a coiffé le casque audio qu'il portait jusque-là autour du cou, met le micro devant sa bouche et balance un « yes » vigoureux. D'un clin d'œil il fait signe à son collègue de le suivre dans l'autre pièce. Les bruits qui nous parviennent de l'urgence avec laquelle ils reprennent le contrôle de leur bécane et les « yes » répétés que le casqué enchaîne servilement sont la preuve, s'il en fallait une, que malgré les manipulations lexicales et le bourrage de mou sémantique qui ont fait d'un O.S. un opérateur, d'un salarié un collaborateur, d'un contremaître un référent et d'un pédégé un bienfaiteur de l'humanité, un mec payé pour faire ce qu'on lui dit de faire à l'endroit où on lui dit de le faire doit toujours donner l'impression d’être en train de le faire avec l'entrain de celui qui fait tout ce qu'il peut pour le faire encore mieux et surtout, plus vite que ça. Le seul vrai progrès (selon moi bien sûr, qui ne suis pas ce qu'on peut appeler un spécialiste du travail) depuis les engrenages des Temps modernes de Chaplin, c'est d'avoir réussi à réduire ces derniers à une dimension nanoscopique idéale afin de pouvoir les intégrer directement aux cerveaux des forces vives du larbinat.

Joblard - à la lie - Jean-Marc ROYON
Editeur : Théâtre d'Art & Déchet - Anarcra Vainchy, 2019

Jeune au mitard (1953)

« C'est dans cette cellule profonde,
Où j'ai passé tant de journées
A marcher et à me morfondre
En proie à des drôles de pensées
Que j'ai réfléchi aux misères
Qu'on inflige aux enfants réticents
Sans regarder si par derrière
 Leur vie n'est pas sans tourment
On les ramasse, on les condamne
On les bannit de leurs foyers
Sans même que puissent leurs âmes
Expliquer leurs misères dévoyées
Bonnes gens, tournez-vous vers ces têtes
Leur seul crime c'est d'avoir eu faim
Derrière ces barreaux ils ont l'air de bêtes
Qui attendent que leur peine ait pris fin
Vous qui ignorez ce qui se passe
Dans l'ombre se forment des bandits
Qui, faute de tendresse et d'espace,
Durcissent leur jeunesse finie
Si vous croyez gens de justice
Former des êtres travailleurs
Vous ne formez que des complices
Du crime ils en feront un labeur !
Si vous voulez un bon conseil
Pour protéger la Société
Vous tribunaux solennels,
Regardez dans les rues et voyez.Vous y verrez tous les taudis
Qui font tous les malheurs en France
Employez donc tous les crédits
Pour faire bâtir leur seule chance
Mais tout à coup, en composant j’y repense,
Cela n’est pas possible, je crois
Car s’il n’y a plus de crimes en France
C’est vous qui seriez chômeur ma foi
Et c’est vous alors qui voleriez 
Pour pouvoir vous nourrir
C’est pourquoi, plus tard, sous la main gantée
Du bourreau, ils iront mourir.
C'est toujours les mêmes qui prennent
Et c'est pourquoi que le soir très tard
Un gars comme moi écrira sa peine
En composant "Sérénade au Mitard"»

 Yves XXXXXXX,
Fait au mitard de Savigny-sur-Orge en ce jour du 24 septembre 1953


(Le Centre d'observation public de l'éducation surveillée de Savigny-sur-Orge était destiné aux mineurs délinquants de 13 à 20 ans, entre 1945 et 1970. Les conditions étaient en fait extrêmement sévères et rigoureuses, la discipline était militaire et organisée autour du travail.)