On me
désigne l’écran. La mise en scène est toujours la même sur ces chaînes d'info à
show, je commence à connaître. Au premier plan, emmitouflée jusqu'au yeux,
grelottante mais souriante dans la rigueur du petit matin, une jeune reporter
tente tous les quarts d'heure de maintenir le suspens autour d'un événement qui
se déroule quelque part loin derrière elle, après le cordon de CRS, et dont
elle ne sait rien. Là, en moins de trente secondes elle doit remplir cette
mission de rendre palpitante son ignorance complète de la situation. Après nous
avoir donné rendez-vous pour le flash suivant et fait la promesse de reprendre
l'antenne si l'info l'exigeait, elle rend le crachoir à sa rivale qui, dans la
chaleur et la sécurité d'un studio, va tenter à son tour de nous tenir en
haleine jusqu'à l'heure de la pub en nous bourrant la tasse avec des
compléments d'enquêtes, des éléments de réponses et des retours en images.
[Portraits
de deux reporters d’une chaine d’info en continu]
Un jeune mec
complètement à bloc fait irruption dans la salle. Il porte un gilet et un
treillis fluo recouvert de poches et de pompes de sécurité. Livide, les joues
creuses, les yeux rouges, ses cheveux gras dressés sur la tête. Le profil du
troufion ricain défoncé aux acides en train de péter les plombs dans la jungle
vietminh. Il plonge sur un gros sac de toile posé sous la table et se met à
farfouiller dedans. Un clbs famélique qui déterre fébrilement un os.
— Tout est
OK, Ray ! On choute grave ! C’est de la bombe putain ! (...)
Pendant ce
temps-là le gamin a coiffé le casque audio qu'il portait jusque-là autour du
cou, met le micro devant sa bouche et balance un « yes » vigoureux.
D'un clin d'œil il fait signe à son collègue de le suivre dans l'autre pièce.
Les bruits qui nous parviennent de l'urgence avec laquelle ils reprennent le contrôle
de leur bécane et les « yes » répétés que le casqué enchaîne
servilement sont la preuve, s'il en fallait une, que malgré les manipulations
lexicales et le bourrage de mou sémantique qui ont fait d'un O.S. un opérateur,
d'un salarié un collaborateur, d'un contremaître un référent et d'un pédégé un
bienfaiteur de l'humanité, un mec payé pour faire ce qu'on lui dit de faire à l'endroit
où on lui dit de le faire doit toujours donner l'impression d’être en train de
le faire avec l'entrain de celui qui fait tout ce qu'il peut pour le faire
encore mieux et surtout, plus vite que ça. Le seul vrai progrès (selon moi bien
sûr, qui ne suis pas ce qu'on peut appeler un spécialiste du travail) depuis
les engrenages des Temps modernes de Chaplin, c'est d'avoir réussi à réduire
ces derniers à une dimension nanoscopique idéale afin de pouvoir les intégrer
directement aux cerveaux des forces vives du larbinat.
Joblard - à la lie - Jean-Marc ROYON
Editeur : Théâtre d'Art & Déchet - Anarcra Vainchy, 2019