vendredi 30 octobre 2020

Fauchés : Vivre et mourir pauvre - Darren McGarvey (2019)

L'appel de la forêt

    Lorsqu'on est menacé de toutes parts, difficile de s'exprimer, sinon par l'agressivité. Le ressenti est bridé, soit par les moqueries, soit par l'intimidation. Ainsi, grandir au sein d'un quartier défavorisé, ou considéré comme tel, c'est grandir asphyxié. L'individualité suffoque, les moyens d'exprimer sa singularité aussi. Ce qui explique pourquoi tout le monde ou presque parle et s'habille de la même manière. Choisir l'anticonformisme, c'est se dessiner une cible sur le dos. 

 

Une question de loyauté

    Dans ces conditions, il peut être difficile de rester optimiste. Les habitants des quartiers qui fonctionnent sur le même modèle que Pollok sont tous ou presque atteints par la sinistrose, même ceux qui s'en sortent plutôt bien, et cette mentalité a un effet corrosif sur le moral et l'image collectifs. Quand on entend les gens parler à longueur de journée d'actes de violence, ou se plaindre que les élus locaux se désintéressent totale-ment des problèmes de leurs administrés, on finit par se convaincre qu'on vit dans une zone ravagée, oubliée des pouvoirs publics. Il faut qu'une catastrophe se produise pour que votre quartier fasse, enfin, la une des journaux.
    Dans les milieux défavorisés, la conviction que la situation n'évoluera jamais et que les représentants du pouvoir et de l'autorité ne servent que leurs propres intérêts est très largement répandue. On pourrait y voir une forme d'autosabotage et, sur de nombreux plans, c'est bien de cela qu'il s'agit. Mais il suffit de passer quelques semaines parmi ces abandonnés de la société pour découvrir qu'ils sont littéralement livrés à leur sort.
    Il n'y a pas que leurs problèmes qui vous sautent au visage : il y a aussi la quantité d'obstacles qui se dressent sur leur route quand ils décident de prendre leur destin en main. Le système est ainsi fait que dans ces quartiers, il a vite fait de faire passer aux habitants l'envie de se mobiliser. Dans l'opinion publique, pauvreté et indifférence vont toujours de pair : si les crevards restent dans la dèche, c'est parce qu'ils refusent de se retrousser les manches. En réalité, c'est tout l'inverse. L'enthousiasme et le souhait de s'impliquer, de se rendre utile, s'émoussent très vite quand on se rend compte qu'on est mis à l'écart du processus démocratique : le système est conçu avant tout de façon à ce que des éléments extérieurs à la communauté gardent le contrôle de la population locale.
    À l'échelle locale, les personnes qui partagent un même centre d'intérêt et veulent concrétiser une ambition commune choisissent souvent de fonder une association. Dans les quartiers à dominante ouvrière, l'objectif visé est modeste : ce que les habitants appellent de leurs vœux, c'est un espace où ils pourront exercer une activité qui leur soit agréable ou utile. Seulement, "monter une asso" tourne le plus souvent au parcours du combattant. À ceux qui veulent tenter l'aventure, il est d'abord demandé de réunir un "conseil d'administration". Pour ça il faut au moins trois personnes, une constitution écrite approuvée par le conseil et un compte bancaire. Pas de conseil d'administration ? Pas d'accès au pognon. Pas de texte fondateur ? Impossibilité d'ouvrir un compte en banque. Pas de compte en banque ? Pas de subventions pour la location d'un lieu de rencontre. Et ce n'est que la partie émergée de l'iceberg bureaucratique. Attention, je ne dis pas que vous n'avez pas le droit de vous affranchir des règles et de fonder votre propre association à la cool, sans conseil d'administration si l'envie vous prend — mais vous pouvez tirer un trait sur les subventions. Et quand vous aurez réussi à vous mettre en conformité avec la loi et ses innombrables exigences, vous gagnez le droit de vous frayer un chemin dans la jungle des aides financières. Certaines associations peuvent trouver des fonds mais, à l'échelle du quartier, personne n'a le moindre levier sur la façon dont cet argent est attribué. On peut cependant s'accorder à dire que les critères favorisent, en priorité, les bons petits soldats, ce qui crée sur le terrain associatif une dynamique de soumission à l'autorité. Les gars se prennent des regards interloqués quand on leur demande quels sont les enjeux de leur collectif et qu'ils répondent qu'ils veulent juste un endroit où les anciens peuvent venir boire du thé et du café, un lieu pour les jeunes, des cours de cuisine pour les parents isolés, des parties de foot ou du matériel pour la pêche. Ces ambitions sont souvent si simples que la classe moyenne a du mal à les entendre. Un gouffre énorme s'est creusé entre le programme d'ingénierie sociale souhaité par les dirigeants et les aspirations modestes, mille fois plus terre à terre, des gens du peuple, dont l'écrasante majorité ne maîtrise pas les éléments de langage. Des "médiateurs culturels" ou "facilitateurs" sont chargés d' "encadrer" les habitants des quartiers populaires et de réécrire leurs demandes.

Les années - Annie Ernaux (2008)

[mai 1968] 
    C’était un printemps pareil aux autres, avec un mois d’avril à giboulées et Pâques qui tombait tard. On avait suivi les Jeux olympiques d’hiver avec Jean-Claude Killy, lu Élise ou la vraie vie, changé fièrement la R8 contre une berline Fiat, commencé d’étudier Candide avec les premières G, ne prêtant qu’une attention vague aux troubles dans les universités parisiennes relatés à la radio. Comme d’habitude ils seraient réprimés par le pouvoir. Mais la Sorbonne fermait, les épreuves écrites du Capes n’avaient pas lieu, il y avait des affrontements avec la police. Un soir, on a entendu des voix haletantes sur Europe n°1, il y avait des barricades au Quartier latin comme à Alger dix ans plus tôt, des cocktails Molotov et des blessés. Maintenant on avait conscience qu’il se passait quelque chose et on n’avait plus envie de reprendre le lendemain la vie normale. on se croisait, indécis, on s’assemblait. On cessait de travailler sans raison précise ni revendication, par contagion, parce qu’il est impossible de faire quelque chose quand surgit l’inattendu, sauf attendre. Ce qui arriverait demain, on ne le savait pas et on ne cherchait pas à le savoir. C’était un autre temps.
    Nous qui n’avions jamais pris réellement notre parti du travail, qui ne voulions pas vraiment les choses que nous achetions, nous nous reconnaissions dans les étudiants à peine plus jeunes que nous, balançant des pavés sur les CRS. Ils renvoyaient au pouvoir, à notre place, ses années de censure et de répression, le matage violent des manifestations contre la guerre en Algérie, les ratonnades, La Religieuse interdite et les DS noires des officiels. Ils nous vengeaient de toute la contention de notre adolescence, du silence respectueux dans les amphis, de la honte à recevoir des garçons en cachette dans les chambres de la cité. C’est en soi-même, dans les désirs brimés, les abattements de la soumission, que résidait l’adhésion aux soirs flambants de Paris. On regrettait de ne pas avoir connu tout cela plus tôt mais on se trouvait chanceux que ça nous arrive en début de carrière.

    Brusquement, le 1936 des récits familiaux devenait réel.
    On voyait et on entendait ce qu’on n’avait jamais vu ni entendu depuis qu’on était né, ni cru possible. Des lieux dont l’usage obéissait à des règles admises depuis toujours, où n’étaient autorisées à pénétrer que des populations déterminées, universités, usines, théâtres, s’ouvraient à n’importe qui et l’on y faisait tout, sauf ce pour quoi ils avaient été prévus, discuter, manger, dormir, s’aimer. Il n’y avait plus d’espaces institutionnels et sacrés. les profs et les élèves, les jeunes et les vieux, les cadres et les ouvriers se parlaient, les hiérarchies et les distances se dissolvaient miraculeusement dans la parole. [...]
    On ne s’avisait pas qu’il n’émergeait aucun leader ouvrier. Avec leur air paterne, les dirigeants du PC et des syndicats continuaient à déterminer les besoins et les volontés. Ils se précipitaient pour négocier avec le gouvernement – qui ne bougeait pourtant presque plus – comme s’il n’y avait rien de mieux à obtenir que l’augmentation du pouvoir d’achat et l’avancée de l’âge de la retraite. En les regardant au sortir de Grenelle, articuler pompeusement, avec des mots qu’on avait déjà oubliés depuis trois semaines, les "mesures" auxquelles le pouvoir avait « consenti », on se sentait refroidis. On réespérait en voyant la "base" refuser l’abdication de Grenelle et Mendès France à Charléty. On replongeait dans le doute avec la dissolution de l’Assemblée, l’annonce des élections. Quand on a vu déferler sur les Champs-Élysées une foule sombre avec Debré, Malraux – que le ravage inspiré de ses faits ne sauvait plus de la servilité – et les autres, bras dessus, bras dessous dans une fraternité factice et lugubre, on a su que tout allait finir. Il n’était plus possible d’ignorer qu’il y avait deux mondes et il faudrait choisir. Les élections, ce n’était pas choisir, c’était reconduire les notables en place. De toute façon, la moitié des jeunes n’avait pas vingt et un ans, ils ne votaient pas. Au lycée, à l’usine, la CGT et le PC commandaient la reprise du travail. On pensait qu’avec leur élocution lente ou rocailleuse de faux paysans leurs porte-parole nous avaient bien entubés. Ils gagnaient la réputation d' "alliés objectif du pouvoir" et de traîtres staliniens, dont tel ou telle, sur le lieu de travail, allait devenir pour des années, la figure achevée, cible de toutes les attaques.
    Les examens se passaient, les trains roulaient, l'essence recoulait. On pouvait partir en vacances. Début juillet, les provinciaux qui traversaient Paris d'une gare à l'autre sentaient sous eux les pavés, remis à leur place comme s'il n'y avait rien eu. À leur retour quelques semaines après, ils voyaient une étendue de goudron lisse qui ne les secouait plus et se demandaient où on avait mis ces tonnes de pavés. Il semblait qu'il s'était produit plus de choses en deux mois qu'en dix ans mais on n'avait pas eu le temps de faire quoi que ce soit. On avait manqué quelque chose à un moment, mais on ne savait pas lequel — ou bien on avait laissé faire.