Lorsqu'on est menacé de toutes parts, difficile de s'exprimer, sinon par l'agressivité. Le ressenti est bridé, soit par les moqueries, soit par l'intimidation. Ainsi, grandir au sein d'un quartier défavorisé, ou considéré comme tel, c'est grandir asphyxié. L'individualité suffoque, les moyens d'exprimer sa singularité aussi. Ce qui explique pourquoi tout le monde ou presque parle et s'habille de la même manière. Choisir l'anticonformisme, c'est se dessiner une cible sur le dos.
Une question de loyauté
Dans ces conditions, il
peut être difficile de rester optimiste. Les habitants des quartiers qui
fonctionnent sur le même modèle que Pollok sont tous ou presque atteints par la
sinistrose, même ceux qui s'en sortent plutôt bien, et cette mentalité a un
effet corrosif sur le moral et l'image collectifs. Quand on entend les gens
parler à longueur de journée d'actes de violence, ou se plaindre que les élus
locaux se désintéressent totale-ment des problèmes de leurs administrés, on
finit par se convaincre qu'on vit dans une zone ravagée, oubliée des pouvoirs
publics. Il faut qu'une catastrophe se produise pour que votre quartier fasse,
enfin, la une des journaux.
Dans les milieux défavorisés, la conviction que la situation
n'évoluera jamais et que les représentants du pouvoir et de l'autorité ne
servent que leurs propres intérêts est très largement répandue. On pourrait y voir
une forme d'autosabotage et, sur de nombreux plans, c'est bien de cela qu'il
s'agit. Mais il suffit de passer quelques semaines parmi ces abandonnés de la
société pour découvrir qu'ils sont littéralement livrés à leur sort.
Il n'y a pas que leurs problèmes qui vous sautent au visage
: il y a aussi la quantité d'obstacles qui se dressent sur leur route quand ils
décident de prendre leur destin en main. Le système est ainsi fait que dans ces
quartiers, il a vite fait de faire passer aux habitants l'envie de se
mobiliser. Dans l'opinion publique, pauvreté et indifférence vont toujours de
pair : si les crevards restent dans la dèche, c'est parce qu'ils refusent de se
retrousser les manches. En réalité, c'est tout l'inverse. L'enthousiasme et le
souhait de s'impliquer, de se rendre utile, s'émoussent très vite quand on se
rend compte qu'on est mis à l'écart du processus démocratique : le système est
conçu avant tout de façon à ce que des éléments extérieurs à la communauté
gardent le contrôle de la population locale.
À l'échelle locale, les personnes qui partagent un même
centre d'intérêt et veulent concrétiser une ambition commune choisissent
souvent de fonder une association. Dans les quartiers à dominante ouvrière,
l'objectif visé est modeste : ce que les habitants appellent de leurs vœux,
c'est un espace où ils pourront exercer une activité qui leur soit agréable ou
utile. Seulement, "monter une asso" tourne le plus souvent au
parcours du combattant. À ceux qui veulent tenter l'aventure, il est d'abord
demandé de réunir un "conseil d'administration". Pour ça il faut au
moins trois personnes, une constitution écrite approuvée par le conseil et un
compte bancaire. Pas de conseil d'administration ? Pas d'accès au pognon. Pas
de texte fondateur ? Impossibilité d'ouvrir un compte en banque. Pas de compte
en banque ? Pas de subventions pour la location d'un lieu de rencontre. Et ce
n'est que la partie émergée de l'iceberg bureaucratique. Attention, je ne dis
pas que vous n'avez pas le droit de vous affranchir des règles et de fonder
votre propre association à la cool, sans conseil d'administration si l'envie
vous prend — mais vous pouvez tirer un trait sur les subventions. Et quand vous
aurez réussi à vous mettre en conformité avec la loi et ses innombrables
exigences, vous gagnez le droit de vous frayer un chemin dans la jungle des
aides financières. Certaines associations peuvent trouver des fonds mais, à
l'échelle du quartier, personne n'a le moindre levier sur la façon dont cet
argent est attribué. On peut cependant s'accorder à dire que les critères
favorisent, en priorité, les bons petits soldats, ce qui crée sur le terrain
associatif une dynamique de soumission à l'autorité. Les gars se prennent des
regards interloqués quand on leur demande quels sont les enjeux de leur
collectif et qu'ils répondent qu'ils veulent juste un endroit où les anciens
peuvent venir boire du thé et du café, un lieu pour les jeunes, des cours de
cuisine pour les parents isolés, des parties de foot ou du matériel pour la
pêche. Ces ambitions sont souvent si simples que la classe moyenne a du mal à
les entendre. Un gouffre énorme s'est creusé entre le programme d'ingénierie
sociale souhaité par les dirigeants et les aspirations modestes, mille fois
plus terre à terre, des gens du peuple, dont l'écrasante majorité ne maîtrise
pas les éléments de langage. Des "médiateurs culturels" ou
"facilitateurs" sont chargés d' "encadrer" les habitants
des quartiers populaires et de réécrire leurs demandes.