lundi 24 octobre 2022

Dans quel état de guerre vivons-nous... - Annie Cohen

Dans quel état de guerre vivons-nous pour frôler les murs, baisser la tête, subir à longueur de vie la peur de rentrer, de sortir, de marcher, de flâner... Dans quel état de guerre vivons-nous pour nous barricader à tout âge, derrière trois verrous et un judas. Dans quel état de guerre vivons-nous pour voir en tout homme le violeur en puissance.

Annie Cohen, Alternatives n° 1, 1977 

 

 

jeudi 17 février 2022

Bullshit jobs – David Graeber (2018)

Définition finale et opérationnelle : Un job à la con est une forme d'emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu'il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu'il n'en est rien.

Ch. 1 : Qu’est-ce qu’un job à la con ?

 

Aucune typologie n'est parfaite, et je ne doute pas qu'il pourrait exister bien d'autres façons de tracer les frontières, chacune éclairante à sa manière. Toutefois, ce découpage en cinq catégories — les larbins, les porte-flingue, les rafistoleurs, les cocheurs de cases et les petits chefs — est celui qui m'est apparu le plus utile au fil de mes travaux.

(...)

 

Ophelia : Mon organisation est divisée en deux branches qui ont des bureaux dans deux bâtiments différents. Chaque fois que ma patronne (qui est la patronne de l'ensemble) se rend dans l'autre bâtiment, je dois remplir un formulaire pour lui réserver une salle là-bas. J'ai bien dit : chaque fois. C'est complètement idiot, mais le fait est que cela occupe bien la réceptionniste de l'autre côté et la rend, du coup, indispensable. Ça la fait aussi paraître très organisée, d'être capable de jongler avec toute cette paperasse. J'ai compris quelque chose : dans les offres d'emploi, quand ils écrivent des trucs comme « vous serez chargé de rationaliser les procédures administratives », ce qu'ils veulent dire, en fait, c'est « vous devrez créer encore plus de bureaucratie pour occuper le monde ». (...)

 

Tom : je bosse pour une très grosse boite américaine de postproduction basée à Londres. Dans mon métier, il y a certains aspects que j’ai toujours trouvés agréables et épanouissants. Par exemple, les studios de cinéma me demandent de faire voler des voitures dans les airs, de pulvériser des immeubles ou d’imaginer des dinosaures attaquant des vaisseaux extraterrestres. C'est chouette et ça divertit le public.

Mais, depuis peu, nos principaux clients sont devenus des agences de corn'. Elles nous commandent des pubs pour des produits de marques bien connues : des shampoings, des dentifrices, des crèmes hydratantes, des lessives en poudre, etc. Nous, on utilise des effets spéciaux pour faire croire que ces produits marchent vraiment. On travaille aussi sur des émissions télé et des clips vidéo. On réduit les poches sous les yeux, on rend les cheveux plus brillants, les dents plus blanches, on amincit les stars de la pop et du cinéma, etc. Dans les pubs, on retouche les images pour éliminer les imperfections de la peau, on fait ressortir les dents et on les blanchit (idem avec les vêtements dans les pubs pour des lessives), on efface les pointes de cheveux abîmées, on ajoute des reflets éclatants dans les pubs pour shampoings... Sans oublier les outils déformants pour faire paraître plus mince. Ces techniques sont utilisées dans tous les spots télévisés, mais aussi dans la plupart des fictions télé et de nombreux films. Autant sur les actrices que sur les acteurs. Pour résumer, on essaie de donner aux spectateurs qui regardent ces programmes le sentiment qu’ils ne sont pas à la hauteur, et ensuite, pendant les pages de pub, on exagère l'efficacité des « solutions » qu'on prétend leur livrer.

Mon salaire pour faire ça, c'est 100.000 livres par an.