jeudi 17 février 2022

Bullshit jobs – David Graeber (2018)

Définition finale et opérationnelle : Un job à la con est une forme d'emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu'il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu'il n'en est rien.

Ch. 1 : Qu’est-ce qu’un job à la con ?

 

Aucune typologie n'est parfaite, et je ne doute pas qu'il pourrait exister bien d'autres façons de tracer les frontières, chacune éclairante à sa manière. Toutefois, ce découpage en cinq catégories — les larbins, les porte-flingue, les rafistoleurs, les cocheurs de cases et les petits chefs — est celui qui m'est apparu le plus utile au fil de mes travaux.

(...)

 

Ophelia : Mon organisation est divisée en deux branches qui ont des bureaux dans deux bâtiments différents. Chaque fois que ma patronne (qui est la patronne de l'ensemble) se rend dans l'autre bâtiment, je dois remplir un formulaire pour lui réserver une salle là-bas. J'ai bien dit : chaque fois. C'est complètement idiot, mais le fait est que cela occupe bien la réceptionniste de l'autre côté et la rend, du coup, indispensable. Ça la fait aussi paraître très organisée, d'être capable de jongler avec toute cette paperasse. J'ai compris quelque chose : dans les offres d'emploi, quand ils écrivent des trucs comme « vous serez chargé de rationaliser les procédures administratives », ce qu'ils veulent dire, en fait, c'est « vous devrez créer encore plus de bureaucratie pour occuper le monde ». (...)

 

Tom : je bosse pour une très grosse boite américaine de postproduction basée à Londres. Dans mon métier, il y a certains aspects que j’ai toujours trouvés agréables et épanouissants. Par exemple, les studios de cinéma me demandent de faire voler des voitures dans les airs, de pulvériser des immeubles ou d’imaginer des dinosaures attaquant des vaisseaux extraterrestres. C'est chouette et ça divertit le public.

Mais, depuis peu, nos principaux clients sont devenus des agences de corn'. Elles nous commandent des pubs pour des produits de marques bien connues : des shampoings, des dentifrices, des crèmes hydratantes, des lessives en poudre, etc. Nous, on utilise des effets spéciaux pour faire croire que ces produits marchent vraiment. On travaille aussi sur des émissions télé et des clips vidéo. On réduit les poches sous les yeux, on rend les cheveux plus brillants, les dents plus blanches, on amincit les stars de la pop et du cinéma, etc. Dans les pubs, on retouche les images pour éliminer les imperfections de la peau, on fait ressortir les dents et on les blanchit (idem avec les vêtements dans les pubs pour des lessives), on efface les pointes de cheveux abîmées, on ajoute des reflets éclatants dans les pubs pour shampoings... Sans oublier les outils déformants pour faire paraître plus mince. Ces techniques sont utilisées dans tous les spots télévisés, mais aussi dans la plupart des fictions télé et de nombreux films. Autant sur les actrices que sur les acteurs. Pour résumer, on essaie de donner aux spectateurs qui regardent ces programmes le sentiment qu’ils ne sont pas à la hauteur, et ensuite, pendant les pages de pub, on exagère l'efficacité des « solutions » qu'on prétend leur livrer.

Mon salaire pour faire ça, c'est 100.000 livres par an.

Quand je lui ai demandé pourquoi il estimait avoir un job à la con (et pas simplement un job nuisible), Tom m’a répondu :

 

Tom : Pour moi, un boulot a une valeur dès lors qu'il satisfait un besoin préexistant, ou qu'il crée un produit ou un service auquel les gens n’avaient pas pensé et qui, d'une inanière ou d'une autre, va améliorer ou embellir leur vie. Je crois que ça fait longtemps que la majolité des jobs ne font plus ça. Dans la plupart des industries, l’offre a largement dépassé la demande. Maintenant, c'est la demande qu'on fabrique. Mon travail, c'est ça : fabriquer de la demande en créant un manque et, parallèlement, survendre l'utilité des produits proposés pour combler ce manque. Au fond, c'est plus ou moins le boulot de toute personne qui travaille dans ou pour l'industrie de la pub. Dans la mesure où, désormais, la principale méthode pour vendre un produit est d'embobiner les gens afin qu'ils croient en avoir besoin, vous aurez du mal à soutenir que ce ne sont pas des jobs à la con.

 

Dans la com', le marketing et la pub, ce mécontentement a atteint de tels niveaux que des salariés de ces branches, indignés par ce à quoi on les oblige pour gagner leur vie, ont créé leur propre magazine : Adbusters. Déterminés à user du pouvoir qu'ils ont acquis pour faire le bien plutôt que le mal, ils conçoivent des détournements publicitaires tonitruants qui s'en prennent à la culture de la consommation en tant que telle. Ce n'est pas parce que Tom est opposé à la société de consommation qu'il est persuadé d'avoir un job à la con. C'est parce que son « travail d'embellissement », comme il l'appelle, lui paraît fondamentalement oppressif et manipulateur. (...)

 

Mark : L'essentiel de mon boulot — surtout depuis que je ne suis plus en relation directe avec la clientèle —, c'est de cocher des cases pour faire croire aux échelons supérieurs que tout va pour le mieux. Plus généralement, cela consiste à « nourrir la bête » avec des chiffres vides de sens qui donnent un sentiment de contrôle. Bien entendu, rien de tout cela ne sert les citoyens en quoi que ce soit. On m'a raconté une anecdote : un jour, le directeur général d'une boîte déclenche l'alarme incendie. Tout le personnel se rassemble sur le parking. La consigne est de réintégrer les bureaux selon un ordre précis. Les salariés qui se trouvaient avec un client lorsque l'alarme a retenti doivent y retourner en priorité. Après, c'est le tour des employés dont les premiers pourraient avoir besoin pour une raison ou une autre. Et ainsi de suite. Quand j'ai entendu cette histoire, je me suis dit que, si ça se passait à mon boulot, je resterais un sacré bout de temps sur le parking !

 

Le fonctionnement que décrit Mark se résume à une interminable série de rituels visant à faire écran de fumée et tournant autour d’« objectifs chiffrés » mensuels. Ces derniers sont affichés dans les bureaux, avec un code couleur pour indiquer la progression : vert s'ils sont en hausse, orange s'ils sont stables, rouge s'ils sont en baisse. Apparemment, les superviseurs n'ont jamais entendu parler du concept élémentaire de variance en matière de statistiques — du moins, c’est ce qu’ils font croire. En effet, chaque mois, ceux qui ont des chiffres verts sont récompensés, tandis qu’on exhorte ceux qui ont des chiffres rouges à faire plus d’efforts. Et presque rien de tout cela n’a le moindre rapport avec les services fournis.

 

Mark : L’un des projets sur lesquels j'ai travaillé consistait à mettre au point des « normes de service » en matière de logement. Concrètement, cela se réduisait à mener des enquêtes de pure forme auprès des clients et à se taper de longues réunions avec les directeurs. Ensuite, j'ai rédigé un rapport qui a eu beaucoup de succès en réunion (surtout parce qu’il était joliment présenté et soigneusement mis en pages), avant d'être dûment archivé. Résultat des courses : de nombreuses heures de travail gaspillées sur un projet qui n’a strictement rien changé pour les habitants, sans parler du temps qu'ils ont perdu eux-mêmes à répondre à des questionnaires et à participer à des groupes de discussion. Si j'en crois mon expérience, la plupart des actions dans les collectivités locales ressemblent à ça*.

 

* Le bâtiment est un autre exemple d'industrie publique/privée où les « procédures alibi » de ce genre pullulent. Il suffit de lire le témoignage suivant : Sophie : Je travaille dans la branche très lucrative des « consultants » en matière (le permis de construire. Dans les années 1960, le seul professionnel tenu de présenter des documents pour une demande de permis, c'était l'architecte. Aujourd'hui, pour tout immeuble d'un minimum d'importance, cette demande doit contenir une pléiade de rapports rédigés par des consultants (dont je fais partie !) : étude d'impact environnemental, étude d'impact paysager et visuel, étude des transports, étude du microclimat et de la résistance au vent, analyse du rayonnement solaire et de la luminosité, étude relative à la protection des monuments historiques, étude archéologique, rapport du service d'entretien paysager, étude d'impact arboricole étude du risque inondation... La liste est encore longue, et chaque rapport compte entre 50 et 100 Page lie plus étrange, c'est que, au bout du compte, les immeubles construits sont de gros cubes hideux qui ressemblent étonnamment à ceux qu'on bâtissait dans les années 1960.

 

Notons ce point capital : l'importance que revêt l’allure séduisante du rapport. C’est un thème récurrent dans les témoignages de cocheurs de cases au sein des entreprises plus encore que des administrations. Si l'influence d’un manager se mesure au nombre de personnes qui travaillent pour lui, la manifestation concrète, immédiate, de son pouvoir et de son prestige, c'est la qualité visuelle de ses présentations et rapports. D'ailleurs, les réunions au cours desquelles ces emblèmes sont exposés aux regards sont un peu les rituels suprêmes du monde de l'entreprise. De même que la suite d'un seigneur féodal pouvait comporter des serviteurs dont le seul rôle — du moins, le seul rôle apparent — était de polir l'armure de ses chevaux ou d'épiler sa moustache avant les tournois ou les spectacles, les cadres d'aujourd'hui ont parfois des subordonnés dont la seule fonction est de préparer leurs présentations PowerPoint et de réaliser les cartes, croquis, montages photo ou illustrations qui les accompagnent. La plupart de ces rapports sont de simples accessoires dans une comédie digne du kabuki —personne ne les lit réellement du début à la fin. Mais cela n'empêche pas les cadres ambitieux de claquer joyeusement l'argent de la boîte, jusqu'à la moitié du salaire annuel d'un ouvrier, juste pour pouvoir dire : « Ah oui, bien sûr! On a commandé un rapport là-dessus.»

 

Hannibal : Je suis consultant en stratégie numérique pour les branches marketing de plusieurs multinationales pharmaceutiques. Dans ce cadre, je bosse souvent en collaboration avec des agences de com' internationales et j'écris des rapports qui s'intitulent par exemple : « Comment améliorer l’engagement des principaux intervenants dans la numérisation des services de santé ». C’est de la connerie en barre qui n'a d'autre but que de faire illusion aux yeux des services marketing. Et pourtant, il n'y a rien de plus facile que de facturer des sommes insensées pour rédiger ces rapports à la con. Récemment, j'ai réussi à me faire payer 12 000 livres pour un rapport de deux pages. Il m'était commandé par un labo qui voulait le présenter pendant un séminaire de stratégie internationale. Finalement, ils ne l'ont pas utilisé — ils n'ont pas eu le temps d'arriver à ce point de l’ordre du jour. Cela dit, l'équipe pour qui je l'avais préparé était très contente. (...)

 

Comme on l'imagine, il est très difficile de recueillir des témoignages de petits chefs. Même ceux qui pensent secrètement avoir un job inutile sont beaucoup moins enclins que d’autres à l’admettre. Cependant, j’en ai trouvé un petit nombre qui n’ont pas hésité à cracher le morceau.

Ben représente un exemple classique du premier type :

 

Ben : J'occupe un job à la con dans le management intermédiaire. J'ai dix personnes qui travaillent pour moi, mais pour autant que je puisse en juger, toutes sont capables de faire le boulot sans qu’on les surveille. Mon seul rôle, c'est de leur distribuer les tâches — notez que ceux qui conçoivent ces tâches pourraient parfaitement les leur confier directement. (J'ajouterai que, bien souvent, les tâches en question sont produites par des managers qui ont eux-mêmes des jobs à la con ; du coup, j'ai un job à la con à double titre.) J'ai été promu à ce poste tout récemment, et depuis je passe beaucoup de temps à regarder autour de moi en me demandant ce que je suis censé faire. Si je comprends bien, je suis supposé motiver les salariés. Je doute fort de gagner mon salaire grâce à ça, même si je me donne du mal ! (…)

 

Tania : Dans votre taxonomie des jobs à la con, je pense être un petit chef. J’ai été codirectrice adjointe d’une agence de prestation de services administratifs. On travaillait pour deux entreprises, avec des ressources totales s'élevant à environ 600 millions de dollars et un millier d'employés. On gérait les RH, le budget, les subventions, les contrats et les déplacements.

À un moment donné, en tant que manager (ou, si l'on veut, rafistoleur chargé de combler des vides fonctionnels), vous vous rendez compte qu'il vous faut engager une nouvelle personne pour répondre à un problème organisationnel. Les situations sont variables. Soit c'est moi qui ai besoin d'un cocheur de cases ou d'un rafistoleur, soit d'autres managers ont besoin de quelqu'un qui s'acquitte de vraies tâches, ou alors de leur quota de porte-flingue ou de larbins.

En général, la nécessité d'embaucher un rafistoleur se fait sentir quand je suis face à des procédures internes défaillantes (qu'il s'agisse de tâches automatisées ou humaines), à un cocheur de cases qui fait mal son travail, ou alors à un subordonné indéboulonnable (pas forcément dans un job à la con) parce qu'il est titularisé et peut se targuer de vingt-cinq années d'évaluations dithyrambiques par les patrons qui m'ont précédée.

 

Attardons-nous sur cette dernière remarque. Même dans le monde de l'entreprise, il est très difficile de virer quelqu'un pour incompétence s'il a de l'ancienneté et une longue histoire d’appréciations positives. Le moyen le plus simple de s'en débarrasser est celui qu'on voit à l'œuvre dans les bureaucraties d'Etat : l’ « envoyer paître à l'étage du dessus », c’est-à-dire le promouvoir à un poste plus élevé où il deviendra le problème de quelqu’un d’autre. Cependant, comme Tania était au sommet de la hiérarchie, l’incompétent restait dans ses pattes même si elle le faisait monter en grade. Deux options s'offraient donc à elle : soit elle le mutait à un poste à la con où il n'aurait aucune responsabilité importante ; soit, si un tel poste n'était pas disponible dans l’immédiat, elle le gardait, mais embauchait quelqu'un d'autre qui s’acquitterait de son boulot dans les faits.

Cette seconde solution fait naître un autre problème. Vous ne pouvez pas recruter un candidat pour le job de l'incompétent, puisque par définition, ce job est déjà pourvu. À la place, il vous faut inventer un nouveau poste auquel vous accolerez un descriptif compliqué. Bien sûr, ce ne sera que du vent, étant donné que, en vrai, vous assignerez le nouvel employé à tout autre chose. Ensuite, vous devrez faire mine de trouver cette personne idéalement qualifiée pour occuper le job fictif que vous n'avez pas réellement l'intention de lui faire occuper. Tout cela demande beaucoup d'efforts.

 

Tania : Dans les structures où l'on trouve des classifications de métier et des descriptions de poste très précises, vous ne pouvez recruter quelqu'un que pour un job bien établi et répertorié. (Il existe un merveilleux royaume parallèle peuplé de gens qui conçoivent ces classifications à la con, un peu comme le petit monde où vivent les personnes chargées de rédiger les dossiers de subvention ou les offres contractuelles.)

Du coup, créer un job à la con implique d'inventer tout un univers narratif à la con justifiant l'objet, le contenu du poste et les qualifications requises pour avoir le profil adéquat. L’ensemble doit sacrifier au format et au bureaucratique de l'Office of Personnel Management (agence américaine indépendante, responsable notamment des recrutements dans la fonction publique) et des RH de mon agence.

 

Ch. 2 : Quels sont les différents types de jobs à la con ?

 

 

Il y a une autre torture évoquée par beaucoup : celle d’être tellement respecté socialement, alors qu'on est conscient de l'ineptie de ses activités. Dan était employé administratif contractuel pour une compagnie britannique dans sa succursale de Toronto. Selon lui, son temps de « vrai » travail ne dépassait pas une heure ou deux par semaine, et il aurait facilement pu le faire de chez lui. Le reste n'avait aucune espèce d'utilité. À ses yeux, endosser son costume et se rendre au bureau n'était qu'une forme élaborée de rituel sacrificiel, une succession de gestes dénués sens qu'il devait accomplir pour se convaincre qu'il était digne du respect qu'on lui témoignait et qu'il ne méritait pas. Il se demandait tout le temps si ses collègues ressentaient la même chose :

 

Dan : Comme dans un cauchemar kafkaïen, je m’imaginais être le seul malheureux à réaliser l'insondable stupide de tour le truc, mais au fond de moi je me disais que cette expérience devait être secrètement partagée. Les autres le savaient aussi, forcément ! On était six au total, tous « managers » […] Je pense que dans l'immeuble il y avait plus de managers que de vrais employés. Cela n'avait aucun sens.

 

Autour de Dan, tout le monde jouait le jeu. C'était le contraire d’un environnement violent. Les six « managers » et leurs supérieurs, « managers de managers », étaient polis, aimables, solidaires entre eux. Le discours convenu, c'était de se répéter les uns aux moles qu'on faisait un super boulot et que, sans la contribution individuelle de chaque membre de l'équipe, ce serait le désastre. Mais Dan n'était pas dupe : ce n'était qu'une façon de se réconforter mutuellement. Au fond, chacun était parfaitement conscient qu'il ne produisait rien qui ait une quelconque valeur sociale et que, s'il venait à disparaître, cela ne ferait aucune espèce de différence. C'était encore pire en dehors du boulot. En effet, dans sa famille, Dan était considéré comme le seul à avoir vraiment fait quelque chose de sa vie. « Franchement, il m'est difficile de décrire à quel point je me sentais en colère et inutile. On me prenait au sérieux sous prétexte que j'étais un "jeune homme actif" — mais qui avait la moindre idée de ce que je faisais réellement ? » Dan a fini par démissionner pour aller enseigner les sciences dans une communauté d'Indiens Cris du nord du Québec.

 

Pour ajouter à la confusion, les supérieurs hiérarchiques à qui l'on s’ouvre de ce que l'on ressent vont avoir tendance à dédramatiser : « Vous avez l'impression de ne servir à rien ? Allons, cela n'a pas de sens. » D'accord, ce n'est pas toujours le cas — on a vu que certains réagissent par un clin d'œil malicieux, et que quelques rares valeureux acceptent de regarder le problème en face. Mais la Plupart des managers intermédiaires se sentent tenus de justifier les choses telles qu'elles sont, puisqu'ils estiment être là pour entretenir le moral des troupes et la discipline de travail (finalement, c'est la seule facette de leur job qui ne soit pas du vent). Et plus on regarde haut dans la hiérarchie, plus on risque de tomber sur des chefs qui, pour détenir une plus grande autorité formelle, n’en sont pas moins aveugles à la situation.

 

Vasily est chargé de recherche au sein d'un ministère de Affaires étrangères européen. Dans son service, explique-t-il, on compte autant de superviseurs que de chercheurs. Tout document produit par l'un de ces derniers passe systématiquement à la moulinette de deux niveaux hiérarchiques supérieurs, chaque phrase étant reprise, corrigée et retournée à l'envoyeur ad nauseam, jusqu'à ce que l'ensemble ne veuille plus rien dire. Certes, cela ne devrait guère être considéré comme un problème quand on sait que ces lignes n'ont aucune chance d'être lues au-delà des murs du bureau, et même que personne n'aura jamais vent de l'existence de ces rapports. C'est ce que Vasily fait parfois remarquer à ses supérieurs :

 

Vasily : Si j'ai le malheur de mettre en doute l'utilité ou le sens de ce qu'on fait, mes chefs me regardent comme Si je venais d'une autre planète. Pas étonnant : eux-mêmes consacrent tous leurs efforts à essayer de faire oublier que notre travail ne rime à rien. Si l'on découvrait le pot ale roses, des postes seraient supprimés et, pour le coup, il n’aurait plus de boulot du tout

 

Ch. 4 : A quoi ça ressemble, d’avoir un job à la con ?

 

 

Elliot : J'ai travaillé pour un des « Big Four » [les quatre gros cabinets d'audit au niveau mondial]. Une grande banque nous avait missionnés pour prendre en charge les indemnisations des clients affectés par le scandale des PPI. Comme ma boîte était rémunérée au dossier et que nous, on était payés à l'heure, ils faisaient exprès de nous former de travers et de nous désorganiser pour que les tâches soient mal exécutées. Les systèmes et procédures étaient constamment révisés pour bouleverser nos habitudes, ce qui garantissait que personne ne fasse jamais le boulot correctement. Résultat : à chaque dossier, il fallait tout réapprendre, et de cette façon les contrats étaient reconduits.

 

Pour mémoire, le scandale des PPI (Payment Protection Insurance — assurances emprunteur) a éclaté au Royaume-Uni en 2006 : on a découvert que de nombreuses banques avaient vendu à leurs clients des polices d'assurance qu'ils n'avaient pas demandées et qui se révélaient extrêmement désavantageuses pour eux. Les tribunaux ayant ordonné le remboursement des sommes dans la majorité des cas, toute une nouvelle industrie s'est organisée autour de la gestion des réclamations PPI. Et, à en croire Elliot, une partie au moins des boîtes chargées d'administrer ces plaintes traînaient volontairement les pieds afin de siphonner tout ce qu'elles pouvaient sur ces contrats.

 

Elliot : Nos supérieurs étaient forcément au courant, niais ils ne le disaient jamais ouvertement. Parfois, dans un moment de relâchement, l'un d'eux sortait un truc comme : on gagne notre croûte grâce à un tuyau qui fuit : est-ce qu'on doit le réparer ou le laisser fuir ? » (ou une image du même genre). La banque avait provisionné des sommes colossales pour indemniser les victimes des PPI.

 

Ce type de situation revient souvent dans les récits que j'ai reçus. Certains font état de comportements similaires dans des cabinets d'avocats s’occupant du versement des compensations liées à l'amiante. Dès que de très grosses sommes — plusieurs centaines de millions — sont bloquées en vue d'indemniser une catégorie de personnes, toute une bureaucratie doit se mettre en place pour identifier les plaignants, traiter les plaintes et répartir l'argent. Elle mobilise des milliers d'employés qui n'ont guère d'intérêt à distribuer convenablement le butin, puisque leur paye, au bout du compte, provient de la même manne. Qui voudrait tuer la poule aux œufs d'or ?

Elliot raconte quelques-unes des « inventions surréalistes » de sa boîte, comme d'éparpiller ses bureaux dans plein de villes différentes en obligeant les salariés à se rendre fréquemment de l'un à l'autre, ou de faire imprimer et détruire une demi-douzaine de fois les mêmes documents en menaçant de poursuites quiconque révélerait ces agissements à des personnes extérieures. L'objectif était clairement de pomper le maximum d'argent possible avant qu'il ne soit versé aux plaignants. Plus les employés de base passaient de temps sur les dossiers, plus l'entreprise se remplissait les poches. Cependant, en vertu des dynamiques étudiées au chapitre Précédent, l'absurdité même de l'exercice semblait exacerber le stress et les comportements violents :

 

Elliot : Tout cela était d'un cynisme stupéfiant. Pour moi, ce n'est ni plus ni moins qu'une forme de parasitisme. C’était aussi un boulot extrêmement difficile et stressant.

 

Or c'est précisément ce que fait le secteur FIRE : il crée de l'argent (en accordant des prêts), puis le fait circuler le long de circuits souvent très complexes, en prélevant sa part sur chaque transaction. Pour finir, aux yeux des employés de banque, l'opération perd tout son sens et paraît aussi absurde que ces riches délibérément bâclées par des cabinets d'audit pour pouvoir traire une vache à lait. Cela explique sans doute pourquoi ces employés sont si nombreux à être incapables de dire en quoi consiste leur spécialisation.

 

Ch. 5 : Comment expliquer la prolifération des jobs à la con ?

 

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