jeudi 8 juillet 2021

Les impostures de l’universalisme – Louis-Georges TIN (les éditions Textuel, 2020)

Les impostures de l’universalisme – Louis-Georges TIN. Conversation avec Régis Meyran

Chapitre « Les réparation, la mémoire et l’oubli »

 

Il y a quelques années je suis allé voir des éditeurs pour les interroger sur les manuels scolaires. J’ai dit au syndicat de l’édition que les manuels étaient formidables ; mais que, pour être encore plus formidables, ils devaient nécessairement intégrer des élément
s ayant trait à la question du genre, des origines ou de l’orientation sexuelle. (…) En 1900, la France compte environ 100 millions d'habitants — 40 % dans l'hexagone, et 60 % dans les colonies. Le sujet des colonies n'était pas du tout abordé dans le manuel, alors que, jusqu'à la période des décolonisations, la France, c'était autant l'Auvergne, que le Tchad, la Guyane, l'Indochine ou l'Algérie ! (…)

Les manuels de géographie étaient sujets aux mêmes défauts. En classe de quatrième, une bonne partie du programme de géographie portait sur les échanges entre terre et mer, en insistant sur le fait que la moitié de la population mondiale vit à moins de 100 kilomètres des côtes. J'ai admis ce fait, mais fait remarquer à l'éditeur que ce phénomène n'était pas expliqué, or expliquer les phénomènes n'est-ce pas le principe de toute démarche scientifique ? Pendant longtemps, les populations humaines étaient constituées de chasseurs-cueilleurs, qui chassaient non pas sur les côtes, mais à l'intérieur des terres, alors pourquoi ce changement ? C'est simple au XVIe siècle, avec la première colonisation, les voies terrestres, comme la transsaharienne ou la route de la soie, tombent en désuétude, et à la place, les voies maritimes deviennent les principales voies d'échanges marchands. C'est par là que sont organisés les déportations d'esclaves africains et le commerce triangulaire : les échanges se font désormais de côte à côte, et ils font la fortune des villes coloniales. Il suffit de regarder aujourd'hui la planète Terre depuis l'espace les villes qui brillent le plus le soir venu sont les anciennes villes coloniales situées sur la côte est des États-Unis (Boston, Washington, New York...), la côte est du Brésil (Recife, Rio, Sao Paulo), la côte ouest de l'Europe (Amsterdam, Liverpool, Nantes, Lisbonne), la côte est de l'Asie du Sud-Est (Singapour, Manille, Hong Kong... ), la côte ouest de l'Afrique de l'Ouest (Dakar, Abidjan, Lagos, Accra)... On le voit, la colonisation a bouleversé la géographie humaine à l'échelle de la planète. À la suite de cette discussion, l'éditeur a décidé de rendre la dimension coloniale présente dans son manuel de géographie. (…)

Je ne suis pas surpris que la France, le pays des droits de l’homme, qui est en fait comme le dit Robert Badinter le pays des déclarations des droits de l’homme, soit aussi hélas le pays des crimes contre l’humanité… A ma connaissance, nous sommes même le pays qui a commis le plus de crimes contre l’humanité. Évidemment, on pense à la Shoah. Mais songez aussi au génocide des autochtones dans les Amériques, qui ont tellement disparu qu’on n’en parle plus. (…) En Haïti, Martinique et Guadeloupe par exemple, les autochtones ont complètement disparu, sauf quelques-uns dans les forêts de Guyane, où ils étaient impossibles à dénicher. C’est l’un des génocides les plus parfaits de l’histoire de l’humanité. (…)

 

Colonisation, esclavage, sort des autochtones… La France a en effet un lourd bilan.

Oui, et en ce qui concerne les réparations, notre pays a commis en moyenne un crime contre l’humanité tous les 50 ans ! La liste est très longue : massacre de la Saint-Barthélémy, génocide des autochtones aux Antilles, crimes liés à l’esclavage, la première guerre d’Algérie qui est un crime contre l’humanité (à peu près 500.000 morts entre 1830 et 1850 : il s’agit non d’une conquête comme on le dit souvent, mais d’une guerre de colonisation) et la seconde guerre d’Algérie (qu’on a nommée longtemps les « événements » d’Algérie)… On pourrait évoquer les 100.000 morts à Madagascar après 1945, ou encore la participation française au génocide du Rwanda. Bien que nous nous flattions d’être le pays des droits de l’homme, nous sommes en réalité la patrie des crimes contre l’humanité, et comme il n’y a aucune politique de réparation, cela continue : l’impunité organise la récidive. Comme il y a dans les milieux les plus machistes une culture du viol, on peut dire que nous avons en France une culture du crime contre l’humanité, et une culture du silence sur le crime contre l’humanité…

 

La réparation ne consiste-t-elle pas aussi à réhabiliter des événements historiques oubliés ?

C'est un des aspects de la question, et je vous en donne un exemple : quand Haïti se révolte contre l'esclavage, avec Toussaint Louverture, Napoléon s'incline. Or, il est amusant de constater que les Français pleurent dès qu'ils songent à Waterloo (1815), mais personne ne pleure quand j'évoque Vertières (1803) — qui est la plus grande défaite de Napoléon ! Il s'agit de la dernière bataille, de l’expédition de Saint-Domingue, visant à rétablir l'autorité de la métropole, mise à mal par Toussaint Louverture. À l'époque, Haïti s'appelait Saint-Domingue, et représentait 15 % du PIB français. Cette seule colonie rapportait à l'empire français plus que les treize colonies ne rapportaient à l'Angleterre : c'était la colonie la plus riche du monde. Les planteurs de Saint-Domingue étaient d'une richesse colossale. Par exemple, monsieur le baron Ernest-Antoine Seillière, ancien président et fondateur du Medef, doit sa fortune au fait que sa famille possédait trois plantations sur cette île...

Mais mon point est le suivant : si les Français ne connaissent pas cette bataille, c'est que Napoléon avait souhaité qu'on n'en parle pas. Il avait écrit à tous ses ambassadeurs : « Je ne veux pas que vous parliez de Vertières : il ne faut pas qu'on sache que j'ai été battu par un nègre ». On le voit : alors que certains bâtissent la mémoire, d'autres bâtissent l'oubli.

L'oubli ne se résume pas au temps qui passe. Aujourd'hui, certaines personnes vous parlent de Jeanne d'Arc comme s'il s'agissait d'hier matin… alors que d'autres événements disparaissent complètement de la mémoire, et ce n'est pas dû au hasard : il existe, à travers les âges, des « bâtisseurs d’oubli » qui mettent en place des stratégies politiques très efficaces. Par exemple, la mémoire du massacre de la Saint-Barthélemy en France est assez faible : cela est dû au fait qu'on a adopté des mesures, dites de damnatio memoriae, interdisant aux protestants de parler de la Saint-Barthélemy... Alors que cet épisode a causé des milliers de morts et que, dans le Sud de la France, des villages entiers ont été rasés ! Ce qui fait qu'il nous reste aujourd'hui très peu de témoignages sur cette tragédie, et qu'il n'existe aucune journée de commémoration, très peu de films évoquant le sujet.

 

On pourrait évoquer aussi la croisade contre les Albigeois et les Cathares, menée par l'Église romaine dans le Sud de la France, au XIIIe siècle...

Je pense aussi au massacre des Vaudois, au XVIe siècle, dans le Lubéron. Qui se souvient de cela aujourd'hui, au niveau national ? Il ne reste que des souvenirs au niveau local, dans les petits villages alentours. Du massacre dans le village de Cabrières, par exemple, il ne reste qu'une tragédie anonyme, Le Sac de Cabrières, qui est bouleversante, et quelques poèmes. Mais qui connaît cela ? Il faut le dire, nous avons affaire à une véritable tradition française : on organise l'oubli. De même qu'il existe la « raison d'État », il y a l'oubli d'État. Nous avons assisté au même phénomène avec la Shoah après-guerre, dont on ne parlait guère, avant que Claude Lanzmann ne tourne son fameux film.

 

La réparation a donc aussi pour fonction de faire sortir au grand jour des événements dont l’oubli a été voulu ?

Bien entendu. On oublie à quel point cela a été difficile d’obtenir une reconnaissance de la Shoah. (…)

Pour lutter contre cette culture du crime contre l’humanité, il ne suffit donc pas d’entretenir la mémoire de ceux qui ont eu lieu, il faut mettre en place des outils politiques pour empêcher que de nouveaux crimes ne soient perpétrés (…)

 

Il existe donc une dimension politique de la réparation, en sus de sa dimension mémorielle…

(…) Du reste, on peut évacuer l'argument absurde de la « repentance » : Nicolas Sarkozy, dans sa campagne en 2007, a fait plus de 30 discours sur et contre la repentance. On peut s'interroger : il se disait « contre », mais contre qui était-il au juste ? Qui sont ces gens qui demandent que l'État français fasse repentance ? Je n'en connais personnellement aucun. Il existe en revanche des gens qui demandent réparation, et c'est une chose très différente » En effet, il peut y avoir repentance sans réparation, et réparation sans repentance. La réparation est un concept juridique ou politique, et la repentance un concept moral ou religieux : elles n'ont rien à voir l'une avec l'autre.

 

Il me semble que l'usage du mot de «  repentance », par des politiques ou des historiens réactionnaires, vise à détourner une cause juste, avec l'argument que nous ne sommes pas responsables de ce qui s'est passé avant nous... Le terme est censé viser les naïfs de gauche, qui feraient acte de masochisme en se culpabilisant – un peu comme les « islamo-gauchistes » épouseraient la cause de l'islam (voire de l'islamisme, ce qui est assez grotesque) par sympathie pour les « damnés de la Terre », et en se berçant de bons sentiments, ils se leurreraient eux-mêmes et seraient les complices de l'entrée de l'islamisme en France…

Oui, c'est clairement une stratégie, très habile il faut le reconnaître, de diversion. Car il n'y a personne en face, dans un tel débat : on peut facilement dire qu'on est contre la repentance, puisque personne n’est pour ! En effet, les militants anticolonialistes ne sont pas spécialement demandeurs de repentance, puisqu'ils estiment qu'elle ne sert à rien. L'idée que des gens demandent « repentance » est, disons-le tout net, un fantasme : ainsi, le Cran, présenté comme une abomination par de nombreux esprits « républicains » n'a jamais demandé à l'État de faire repentance, et aucune autre association antiraciste en France ne l'a demandé non plus, à ma connaissance. L'utilisation de ce terme permet donc de faire l'unanimité à bon compte, et d'occulter le vrai débat, qui est celui de la réparation. Elle est d'autant plus justifiée que les crimes contre l'humanité sont imprescriptibles. Par ailleurs, si les Français ne sont pas coupables, en effet, ils n'en sont pas moins bénéficiaires de ces richesses à des degrés divers. L'État français prospère sur la base de ces biens mal acquis. Il doit donc mettre en place des réparations. Il n'y a pas de justice sans réparation. On ne peut pas reconnaître le crime contre l'humanité, tout en refusant de le réparer. Ce serait une abomination. À mon sens, on peut discuter des modalités de la réparation, mais on ne peut pas discuter du principe. C'est non négociable.

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