lundi 29 janvier 2024

Le Loup et le musulman - Ghassan HAGE

Face à l’espace métaphorique dans lequel les racistes voient les Noirs comme des singes, les juifs comme des serpents ou les musulmans comme des cafards ou des loups – métaphores de classification qui fluctuent selon l’époque et le lieu – […] plutôt que de remettre en question leurs prétention à la vérité, il faut poser des questions plus importantes, telles que : “Qu’est-ce que l’imaginaire de l’autre juif ou de l’autre musulman en tant que chien, serpent, hyène ou loup nous révèle sur les racistes eux-mêmes, sur leur sentiment de puissance, ou sur leurs dispositions pratiques envers l’autre ?”

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Lorsqu’on utilise le terme de “bœuf” pour parler d’un esclave, ou “agnelle” pour parler d’une domestique, cela donne un meilleur accès à l’imaginaire racial pratique derrière ces termes. Nous apprenons, par cette “boeufisation” ou cette “agnellisation”, ce qu’il est souhaitable, possible et préférable de faire avec ces personnes. Aussi nous savons ce qu’un raciste veut faire lorsqu’il associe un juif à un “serpent” ou à un “virus”. L’action qui en découle est plus claire que lorsqu’on déclare quelqu’un “inférieur”. La métaphore animale n’est pas qu’une “catégorie raciste d’observation”, c’est une déclaration d’intention.

[…]

Les animaux (et parfois les plantes), tels que classifiés et imaginés dans le processus de domestication de la nature, sont depuis longtemps une source de métaphores décrivant les peuples subjugués et infériorisés […]. Les personnes qui cherchent à dominer racialement ou sexuellement intègrent des catégories animales dans leurs techniques de domination.

 

Le Loup et le musulman. Le racisme est-il une menace écologique ? - Ghassan HAGE, ed. Wildproject, 2017 


lundi 15 janvier 2024

Tumeur ou tutu - Léna Ghar, 2023


Dies irae

Le moment de la lutte armée, ce moment exact qu'on appelle guerre, est un intervalle d'espoir. On opère des stratégies, on trime à couvert, on charge, on défonce les mines, on se faufile, on baise les bidasses, on s'obstine, on se fait surprendre, on met un genou à terre, on se fait éclater le bras par un obus, on fait semblant de dormir, on recule, on les nique de nuit par la mer, on les saccage par le ciel, on creuse plus profond les tranchées, on se compresse dans les souterrains, on trépigne, on se vautre dans la boue, on rampe, on trouve enfin à bouffer, on trouve même que la merde de rat a bon goût, on se remobilise, on remonte au front, on se transcende 7/7 aux 3-8 pour prendre le mal à rebours.

Défendre est l'unique raison d'être d'un vrai guerrier. Son espoir est positivement proportionnel aux lésions subies et infligées, les brûlures au huitième degré, les yeux crevés, les bras arrachés, les mâchoires en bouillie, les descentes d'organes, les amputations, les enfoncements crâniens. La barbarie est juste, les commotions réparent, c'est la guerre nourricière. Anéantir n'importe quoi plutôt que de ployer, n'importe qui plutôt que de céder au lancinement de ses propres entailles.

Et puis un beau matin, sans qu'un carnage objectivement pire que les précédents ne soit advenu, un murmure, sur le front, C'est fini. Quoi, comment ça, fini, ferme ta gueule, j'ai pas du tout fini moi, et mon foie crevé il est fini aussi, depuis quand t'es une merde toi, espèce de chiottes sèches, vas-y viens, on va les démonter. Un décret a été signé, à partir de dorénavant celui qui n'a pas gagné a perdu mais ça n'a aucune importance parce que vous êtes tous amis, merci pour tout, rentrez bien, prenez soin de vous, soyez heureux.

Il n'y a vraiment que le fond de cuve des bisounours pour croire qu'en tête de front on se bat pour la paix. Le vrai guerrier existe dans la guerre, désire la guerre, jouit dans les bras de la guerre. Tant qu'il détruit, il croit. À son triomphe, ou peut-être même à sa perte, mais chaque jour deux pas en arrière c'est encore marcher. C'est sûrement pour ça que les guerres durent longtemps. Résister, provoquer les coups, la fureur en ambulatoire, la haine en sous-cutané, c'est encore être vivant.