mercredi 8 avril 2009

Mama Black Widow - Iceberg Slim

[à propos de la liberté dont on dispose, seul ou en couple]

"Soldier, un bel homme comme toi, t'as déjà été marié ?"
La tête de Soldier pivota lentement. Paupières mi-closes il examina sa voisine.

Enfin il dit : "Non, Hattie, j'ai jamais été marié. Si tu veux savoir, je n'ai jamais vécu avec une femme plus de trois mois. Comme des légions d'hommes noirs je n'ai jamais trouvé une femme noire capable de m’inspirer, de nourrir ma force intérieure, de me libérer pour parvenir à être moi-même, un homme dans ce monde infernal de blancs !"
Du coup Hattie se recula, et le front plissé, elle aboya : "Allez, vas-y, nègre, dis-le : toutes les femmes noires sont des connes et les blanches c'est le pied !"
Mama ne bougeait pas, raidie sur son siège. Soldier la fixa droit dans les yeux : "Non, je ne dirais pas ça.  Beaucoup de femmes noires comprennent que des hommes noirs, condamnés à vivre dans cette fosse infernale où le blanc a le pouvoir de couper les vivres, de couper les services, de couper le fil de l'existence, ont besoin de leur aide. Il faut qu'elles combattent l'ennemi à leur côté, surtout qu'elles ne collaborent pas par sottise avec l'ennemi en l'aidant à détruire la famille noire. Celles qui ne comprennent pas ça et piétinent leurs hommes sont de pitoyables idiotes.



mardi 7 avril 2009

Si c'est un homme - Primo Levi

Primo Levi, en 1944, est déporté dans un camp de travail, avec d'autres hommes qui, après avoir été séparés de leurs familles, sont réduits à être des esclaves sans avenir et sans vie propre. Juifs, criminels, marginaux, gens du voyage, Grecs, Italiens, Polonais, Français, ils se retrouvent égaux dans le fond du fond.
Des travailleurs civils, parqués à part, les cotoient parfois, clandestinement ; mais ceux-ci constituent une caste plus "élevée" de travailleurs du camp.


"... pour les civils, nous sommes des parias. Plus ou moins explicitement, et avec toutes nuances qui vont du mépris à la commisération, les civils se disent que, pour avoir été condamnés à une telle vie, pour en être réduits à de telles conditions, il faut que nous soyons souillés de quelque faute mystérieuse et irréparable. Ils nous entendent parler dans toutes sortes de langues qu'ils ne comprennent pas et qui leur semblent aussi grotesques que des cris d'animaux. Ils nous voient ignoblement asservis, sans cheveux, sans honneur et sans nom, chaque jour battus, chaque jour plus abjects, et jamais ils ne voient dans nos yeux le moindre signe de rébellion, ou de paix, ou de foi. Ils nous connaissent chapardeurs et sournois, boueux, loqueteux et faméliques, et, prenant l'effet pour la cause, nous jugent dignes de notre abjection. Qui pourrait distinguer nos visages les uns des autres ? Pour eux, nous sommes "Kazett", neutre singulier."

le libre-arbitre, concept expliqué par le Maharal de Prague

(Le Maharal est un rabbin pragois, un sage qui érigea le Golem.)

Lors d'une rencontre, le roi demanda au Maharal d'expliquer le concept du libre-arbitre. Coment affirmer que l'homme est libre de choisir lorsque Dieu sait à l'avance ce qu'il s'apprête à faire ? "C'est très simple", dit le Maharal. "Avec votre permission, nous allons quitter la ville. Une fois en dehors des remparts, je prédirai la route que Votre Majesté empruntera pour son retour. De cette façon, Sire, vous pourrez vérifier par vous-même que ma prédiction n'aura aucune incidence sur ma prédiction, laquelle sera effectuée en toute liberté". Les chevaux du roi furent attelés, et ensemble ils quittèrent Prague. Le Maharal inscrivit quelque chose sur un morceau de papier. Le roi le prit, le plaça dans une enveloppe qu'il scella et qui ne devait pas être décachetée avant son retour. A l'époque, on pouvait pénétrer dans la ville par quatre portes différentes. Mais pour confondre son ami juif le roi décida de n'en emprunter aucune et ordonna qu'on en construisît une cinquième… Sans paraître le moins troublé du monde, le Maharal attendit que le roi ouvre l'enveloppe et lise son contenu : le Maharal y avait inscrit un adage talmudique : les rois pourfendent les murs… "Vous voyez, Majesté, dit le Maharal, vous aviez le choix et cependant, nos sages savaient…"

Le roi des Aulnes - Michel Tournier

6 mai 1938 !

Ce matin, à la une de tous les journaux, s’étalent les portraits du nouveau cabinet ministériel. Etonnante et patibulaire galerie ! La bassesse, l’abjection et la bêtise s’incarnent diversement en ces vingt-deux visages — qu’on a déjà eu l’occasion d’admirer vingt fois dans d’autres “combinaisons”. La plupart faisant partie d’ailleurs du précédent ministère. Il faut que tu songes à une “constitution sinistre” dont le préambule comporterait les six propositions suivantes :

1- La sainteté est le fait de l’individu solitaire et sans pouvoir temporel.

2- [Ceux qui exercent le pouvoir politique] prennent sur eux toute l’iniquité du corps social, tous les crimes qui sont commis chaque jour en son nom. C’est pourquoi l’homme le plus criminel d’une nation est celui qui occupe la position la plus élevée dans la hiérarchie politique : le président de la république, et après lui, les ministres, et après eux tous les dignitaires du corps social, magistrats, généraux, prélats, tous symboles vivants du magma boueux qui s’appelle l’ordre établi, tous couverts de sang des pieds à la tête.