La rhétorique occidentale est sans surprise. A chaque fois qu’un soulèvement de masse vient abattre un satrape hier encore honoré de toutes les ambassades, c’est que peuple « aspire à la démocratie ». Le stratagème est vieux comme Athènes. Et il fonctionne aujourd’hui si bien que même l’assemblée d’Occupy Wall Street a cru bon, en novembre 2011, d’allouer un budget de 29 000 dollars à une vingtaine d’observateurs internationaux pour aller contrôler la régularité des élections égyptiennes. Ce à quoi des camarades de la place Tahrir, qu’ils croyaient ainsi aider, ont répondu : « En Egypte, nous n’avons pas fait la révolution dans la rue dans le simple but d’avoir un parlement. Notre lutte — que nous pensons partager avec vous — est bien plus large que l’obtention d’une démocratie parlementaire bien huilée ».
Ce n’est pas parce qu’on lutte contre un tyran, qu’on lutte pour la démocratie — on peut aussi bien lutter pour un autre tyran, le califat ou pour la simple joie de lutter. Mais surtout, s’il y a bien une chose qui n’a que faire de tout principe arithmétique, ce sont bien les insurrections, dont la victoire dépend de critères qualitatifs — de détermination, de courage, de confiance en soi, de sens stratégique, d’énergie collective. Si les élections forment depuis deux bons siècles l’instrument le plus usité, après l’armée, pour faire taire les insurrections, c’est bien que les insurrections ne sont jamais une majorité. […] comme le résume sans trop de finesse un négriste espagnol : « de Tahrir à la Puerta del Sol, du square Syntagma à la place Catalunya, un cri se répète de place en place : ‘Démocratie’ . Tel est le nom du spectre qui parcourt aujourd’hui le monde ». […] Mais force est de constater que cette rhétorique a une prise effective sur les esprits, sur les cœurs, comme en atteste ce mouvement dit « des indignés » dont on a tant parlé. Nous écrivons « des indignés » entre guillemets car dans la semaine d’occupation de la Puerta del Sol, on faisait référence à la Place Tahrir, mais aucunement à l’opuscule inoffensif du socialiste Stéphane Hessel, qui ne fait l’apologie d’une insurrection citoyenne des « consciences » qu’afin de conjurer la menace d’une insurrection véritable. C’est seulement à la suite d’une opération de recodage menée dès la deuxième semaine d’occupation par le journal El Pais, lui aussi lié au parti socialiste, que ce mouvement a reçu son intitulé geignard, c’est-à-dire une bonne part de son écho et l’essentiel de ses limites. Cela vaut aussi pour la Grèce où ceux qui occupaient la Place Syntagma récusaient en bloc l’étiquette d’ « aganktismenoi », d’ « indignés » que les médias leur avaient collée, préférant s’appeler le « mouvement des places ». « Mouvement des places », dans sa neutralité factuelle, rendait à tout prendre mieux compte de la complexité, voire de la confusion, de ces étranges assemblées où les marxistes cohabitaient avec les bouddhistes de la voie tibétaine, et les fidèles de Syriza avec les bourgeois patriotes. La manœuvre spectaculaire est bien connue, qui consiste à prendre le contrôle symbolique des mouvements en les célébrant dans un premier temps pour ce qu’ils ne sont pas, afin de mieux les enterrer le moment venu. En leur assignant l’indignation comme contenu, on les vouait à l’impuissance et au mensonge. « Nul ne ment plus que l’homme indigné », constatait déjà Nietzsche. Il ment sur son étrangeté à ce dont il s’indigne, feignant de n’être pour rien dans ce dont il s’émeut. Son impuissance, il la postule afin de mieux se laver de toute responsabilité quant au cours des choses ; puis il la convertit en affect moral, en affect de supériorité morale. Il croit avoir des droits, le malheureux. Si l’on a déjà vu des foules en colère faire la révolution, on n’a jamais vu des masses indignées faire autre chose que protester impuissament. La bourgeoisie s’offusque puis se venge ; la petite-bourgeoisie, elle, s’indigne puis rentre à la niche.
Ce n’est pas parce qu’on lutte contre un tyran, qu’on lutte pour la démocratie — on peut aussi bien lutter pour un autre tyran, le califat ou pour la simple joie de lutter. Mais surtout, s’il y a bien une chose qui n’a que faire de tout principe arithmétique, ce sont bien les insurrections, dont la victoire dépend de critères qualitatifs — de détermination, de courage, de confiance en soi, de sens stratégique, d’énergie collective. Si les élections forment depuis deux bons siècles l’instrument le plus usité, après l’armée, pour faire taire les insurrections, c’est bien que les insurrections ne sont jamais une majorité. […] comme le résume sans trop de finesse un négriste espagnol : « de Tahrir à la Puerta del Sol, du square Syntagma à la place Catalunya, un cri se répète de place en place : ‘Démocratie’ . Tel est le nom du spectre qui parcourt aujourd’hui le monde ». […] Mais force est de constater que cette rhétorique a une prise effective sur les esprits, sur les cœurs, comme en atteste ce mouvement dit « des indignés » dont on a tant parlé. Nous écrivons « des indignés » entre guillemets car dans la semaine d’occupation de la Puerta del Sol, on faisait référence à la Place Tahrir, mais aucunement à l’opuscule inoffensif du socialiste Stéphane Hessel, qui ne fait l’apologie d’une insurrection citoyenne des « consciences » qu’afin de conjurer la menace d’une insurrection véritable. C’est seulement à la suite d’une opération de recodage menée dès la deuxième semaine d’occupation par le journal El Pais, lui aussi lié au parti socialiste, que ce mouvement a reçu son intitulé geignard, c’est-à-dire une bonne part de son écho et l’essentiel de ses limites. Cela vaut aussi pour la Grèce où ceux qui occupaient la Place Syntagma récusaient en bloc l’étiquette d’ « aganktismenoi », d’ « indignés » que les médias leur avaient collée, préférant s’appeler le « mouvement des places ». « Mouvement des places », dans sa neutralité factuelle, rendait à tout prendre mieux compte de la complexité, voire de la confusion, de ces étranges assemblées où les marxistes cohabitaient avec les bouddhistes de la voie tibétaine, et les fidèles de Syriza avec les bourgeois patriotes. La manœuvre spectaculaire est bien connue, qui consiste à prendre le contrôle symbolique des mouvements en les célébrant dans un premier temps pour ce qu’ils ne sont pas, afin de mieux les enterrer le moment venu. En leur assignant l’indignation comme contenu, on les vouait à l’impuissance et au mensonge. « Nul ne ment plus que l’homme indigné », constatait déjà Nietzsche. Il ment sur son étrangeté à ce dont il s’indigne, feignant de n’être pour rien dans ce dont il s’émeut. Son impuissance, il la postule afin de mieux se laver de toute responsabilité quant au cours des choses ; puis il la convertit en affect moral, en affect de supériorité morale. Il croit avoir des droits, le malheureux. Si l’on a déjà vu des foules en colère faire la révolution, on n’a jamais vu des masses indignées faire autre chose que protester impuissament. La bourgeoisie s’offusque puis se venge ; la petite-bourgeoisie, elle, s’indigne puis rentre à la niche.
Chapitre « ils veulent nous obliger à gouverner ».
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