Qu’aux yeux des Noirs américains les pécheurs aient toujours été blancs, c’est là une vérité sur laquelle il n’est pas besoin de s’attarder et chaque Noir américain en conséquence est menacé de paranoïa. Dans une société qui vous est absolument hostile et qui par sa nature même semble résolue à vous persécuter, qui a persécuté tant des vôtres dans le passé, en persécute un si grand nombre chaque jour, il devient presque impossible de distinguer les actes véritablement hostiles de ceux qu’on imagine l’être. Il arrive qu’on renonce très vite à faire cette distinction et, plus grave encore, qu’on y renonce inconsciemment. Je vois maintenant d’un même œil tous les portiers et tous les policiers par exemple, et l’attitude que j’ai
adoptée à leur égard est destinée à les intimider avant qu’ils m’intimident. Sans doute je me rends ainsi coupable de certaines injustices, mais je n’ai pas le choix puisque je ne saurais prendre le risque de miser sur la très improbable éventualité où ces hommes donneraient à leur qualité d’homme la primauté sur leur uniforme.
La plupart des Noirs ne peuvent miser sur l’éventualité d’une primauté donnée par les Blancs à leur qualité d’homme sur leur couleur. Et ceci mène imperceptiblement mais inévitablement à un état d’esprit dans lequel, ayant appris depuis longtemps à s’attendre au pire, on en vient très facilement à croire au pire. Il est impossible de trop insister sur la bestialité avec laquelle les Noirs sont traités dans notre pays, même si les Blancs répugnent à en entendre parler. Pour commencer, et on ne saurait trop insister sur ce sujet non plus, un Noir ne peut pas croire que les Blancs soient capables de le traiter comme ils le traitent ; il ne sait pas ce qu’il a fait pour mériter chose pareille. Et lorsqu’il se rend compte que la façon dont on le traite n’a rien à voir avec ce qu’il a pu faire, que les efforts des Blancs pour le liquider — car c’est de cela qu’il s’agit — sont absolument gratuits, il n’a pas beaucoup de mal à prendre les Blancs pour des démons. Les mots manquent presque complètement pour décrire tout ce qu’il y a d’horrible dans la vie du Noir américain. Ce qu’il y a de particulier dans son expérience et ce pourquoi on commence seulement à trouver des mots — que les langues officielle et populaire nient ou ignorent (d’où l’argot des Noirs) — rend plus convaincant tout système qui s’efforce de le clarifier. Et, en fait, la vérité quant à l’homme noir en tant qu’entité historique et en tant qu’être humain lui a été cachée délibérément, cruellement. La puissance du monde blanc est menacée chaque fois qu’un Noir refuse d’accepter les définitions imposées par le monde blanc.
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