lundi 27 janvier 2025

Résister - Salomé Saqué (2024)


Une balle dans la nuque.

C'est ce que préconise le site d'extrême droite Réseau libre pour se débarrasser des « fouille-merde » : journalistes, avocats et syndicalistes méthodiquement identifiés dans une liste noire largement diffusée de personnes à abattre. Je n'étais pas surprise d'y figurer : cette menace publique venait s'ajouter à d'autres, plus ciblées. Une plainte collective a été déposée, mais l'information n'a pas suscité d'attention médiatique ou politique particulière. Et pour cause, depuis quelques années, les menaces de mort et appels à tuer des membres de la société civile émanant de sites d'extrême droite se multiplient.

Les spécialistes de ce courant se sont peu à peu accoutumés à ces techniques mafieuses d'intimidation, à l'image d'Edwy Plenel, le fondateur de Mediapart, Pierre Plottu, journaliste d'investigation pour Libération, ou Djaffer Ait Aoudia, gravement menacé dans le cadre de l'une de ses enquêtes sur un candidat du Rassemblement national (RN). Idem pour la journaliste Nassira El Moaddem, présentatrice d'Arrêt sur images, submergée d'insultes racistes et de menaces, jusqu'à son domicile, au printemps 2024. Même sort pour les journalistes Karim Rissouli, présentateur de C ce soir et d'En Société sur France 5, et Mohamed Bouhafsi, chroniqueur de C à vous sur France 5 et coprésentateur de 20 h 22 sur France 2, tous deux victimes de vagues d'insultes racistes et de menaces de mort pendant la campagne des dernières élections législatives. Pas étonnant donc que Mathieu Molard, le rédacteur en chef du site d'information StreetPress, ait fait le choix de consacrer une partie significative du budget de ce média indépendant qui enquête sur l'extrême droite en mesures de sécurité, à la suite des menaces reçues par l'ensemble de sa rédaction. Là encore, pas de tollé médiatique ou politique malgré le danger démocratique que représentent ces entraves à la liberté d'informer.

Les avocats ne sont pas épargnés non plus : Mireille Damiano, Lucie Simon, Arié Alimi ou encore David Metaxas dénoncent depuis des années les menaces de mort qu'ils reçoivent de la part de l'extrême droite. De même chez des militants, moins médiatisés mais tout autant menacés voire agressés, à l'image des membres de SOS Racisme par exemple, et de certains activistes et élus, plus largement.

Si les personnalités dans le viseur des islamistes radicaux sont, à raison, soutenues collectivement et souvent mises sous protection policière — comme la journaliste Ophélie Meunier en 2022 par exemple —, la société civile et les institutions paraissent bien moins réactives lorsque le danger vient de l'extrême droite. Et ce en dépit d'une montée en puissance inquiétante depuis plusieurs années, au point d'être devenue le deuxième risque terroriste sur le sol européen selon Europol.

La menace est donc là, tristement banale, commune, si bien que nous, journalistes qui travaillons sur le sujet, l'avons intégrée dans notre quotidien. Voilà bientôt dix ans que j'exerce dans les médias : c'est peu, et pourtant, tout a changé en une décennie. Parler d'inégalités sociales ou d'urgence climatique est désormais perçu comme un acte militant, couvrir une simple manifestation équivaut aujourd'hui à prendre un risque — physique et juridique — et diffuser son travail peut exposer de sérieuses menaces. En revanche, applaudir la flambée de la bourse, parler de « wokisme » ou de « crise migratoire en France », c'est neutre. Si en deux ans, le nombre de bulletins pour l'extrême droite a explosé, la victoire la plus écrasante ne se déroule pas dans les urnes, mais dans les esprits.

Usés par la peur, l'intolérance et la haine, les piliers de la République — Liberté, Égalité, Fraternité — s'érodent et peuvent voler en éclats à la faveur d'une crise économique, politique ou informationnelle. C'est le résultat d'un travail long, insidieux, mais terriblement efficace, qui mène au réveil brutal et stupéfait d'une partie des Français un soir de premier tour, une nouvelle fois contrainte au barrage suite à la percée sans commune mesure de ces idées qu'on croyait marginales. Mais jusqu'à quand tiendra-t-il, ce barrage fissuré ?

Introduction du livre "Résister", de Salomé Saqué, Payot 2024


lundi 20 janvier 2025

Comment l’humanité se viande. Le véritable impact de l’alimentation carnée - Jean-Marc Gancille, 2024

 

    L’«idée de nature», très présente dans les populations occidentales, demeure un obstacle culturel très puissant qui freine l'adoption des substituts à la viande et au poisson. Chez la plupart des gens, pêcher, chasser, élever des animaux pour s'en nourrir (ou utiliser leur force motrice pour divers travaux) figure dans l'imaginaire comme l'un des derniers liens avec la nature, une passerelle fantasmatique mais intime par laquelle nous lui resterions raccordés («connectés», dit-on de façon volontairement plus mystique). Ce sont des activités qui se déroulent encore «dans la nature» ou, à défaut, la campagne, et qui, par l'acte ultime de tuer puis d'ingérer, évoquent les origines : les chasseurs-cueilleurs, les premiers éleveurs, les peuples autochtones, perçus comme «vivant en harmonie avec la nature»... et au-delà, l'appartenance à la sphère magnifiée des prédateurs. On continue de représenter les chaînes alimentaires (les réseaux trophiques) comme une pyramide, avec l'humain au sommet, tout comme il était autrefois au sommet de la Création. L'humain s'insère ainsi (en tant qu'animal dominant) dans un ordre naturel quasi divin où règne un équilibre à préserver et où opère le cycle immuable de la vie et de la mort.

    Aussi surprenant cela soit-il, cette idéologie est très présente chez «les penseurs du vivant», comme Bruno Latour, Philippe Descola ou encore Baptiste Morizot, dont l'influence dans le milieu écologiste est importante. Chez ces philosophes, la dénonciation de l'anthropocentrisme est virulente, la valorisation des animaux sauvages est permanente, mais le rapport de domination qui s'exerce aux dépens des animaux domestiques est passé sous silence. Leur usage de la notion même du «vivant» mêle indistinctement plantes et animaux, écosystèmes et relations interspécifiques. Il conduit à une forme d'indistinction qui contribue insidieusement à nier la spécificité fondamentale de la sentience des animaux non humains. Le fait que ces derniers aient des capacités à ressentir et à éprouver des expériences subjectives, à la différence des végétaux, a pourtant des implications morales majeures que ces intellectuels refusent de considérer. Pour ces figures de l'écologie, qui prétendent pourtant rejeter «l’exceptionnalisme humain», l'élevage et la pêche ne sont jamais considérés comme des rapports de pouvoir et d’oppression, et les vaches ou les poissons jamais comme des individualités ayant des intérêts propres à faire valoir.

lundi 29 janvier 2024

Le Loup et le musulman - Ghassan HAGE

Face à l’espace métaphorique dans lequel les racistes voient les Noirs comme des singes, les juifs comme des serpents ou les musulmans comme des cafards ou des loups – métaphores de classification qui fluctuent selon l’époque et le lieu – […] plutôt que de remettre en question leurs prétention à la vérité, il faut poser des questions plus importantes, telles que : “Qu’est-ce que l’imaginaire de l’autre juif ou de l’autre musulman en tant que chien, serpent, hyène ou loup nous révèle sur les racistes eux-mêmes, sur leur sentiment de puissance, ou sur leurs dispositions pratiques envers l’autre ?”

[…]

Lorsqu’on utilise le terme de “bœuf” pour parler d’un esclave, ou “agnelle” pour parler d’une domestique, cela donne un meilleur accès à l’imaginaire racial pratique derrière ces termes. Nous apprenons, par cette “boeufisation” ou cette “agnellisation”, ce qu’il est souhaitable, possible et préférable de faire avec ces personnes. Aussi nous savons ce qu’un raciste veut faire lorsqu’il associe un juif à un “serpent” ou à un “virus”. L’action qui en découle est plus claire que lorsqu’on déclare quelqu’un “inférieur”. La métaphore animale n’est pas qu’une “catégorie raciste d’observation”, c’est une déclaration d’intention.

[…]

Les animaux (et parfois les plantes), tels que classifiés et imaginés dans le processus de domestication de la nature, sont depuis longtemps une source de métaphores décrivant les peuples subjugués et infériorisés […]. Les personnes qui cherchent à dominer racialement ou sexuellement intègrent des catégories animales dans leurs techniques de domination.

 

Le Loup et le musulman. Le racisme est-il une menace écologique ? - Ghassan HAGE, ed. Wildproject, 2017 


lundi 15 janvier 2024

Tumeur ou tutu - Léna Ghar, 2023


Dies irae

Le moment de la lutte armée, ce moment exact qu'on appelle guerre, est un intervalle d'espoir. On opère des stratégies, on trime à couvert, on charge, on défonce les mines, on se faufile, on baise les bidasses, on s'obstine, on se fait surprendre, on met un genou à terre, on se fait éclater le bras par un obus, on fait semblant de dormir, on recule, on les nique de nuit par la mer, on les saccage par le ciel, on creuse plus profond les tranchées, on se compresse dans les souterrains, on trépigne, on se vautre dans la boue, on rampe, on trouve enfin à bouffer, on trouve même que la merde de rat a bon goût, on se remobilise, on remonte au front, on se transcende 7/7 aux 3-8 pour prendre le mal à rebours.

Défendre est l'unique raison d'être d'un vrai guerrier. Son espoir est positivement proportionnel aux lésions subies et infligées, les brûlures au huitième degré, les yeux crevés, les bras arrachés, les mâchoires en bouillie, les descentes d'organes, les amputations, les enfoncements crâniens. La barbarie est juste, les commotions réparent, c'est la guerre nourricière. Anéantir n'importe quoi plutôt que de ployer, n'importe qui plutôt que de céder au lancinement de ses propres entailles.

Et puis un beau matin, sans qu'un carnage objectivement pire que les précédents ne soit advenu, un murmure, sur le front, C'est fini. Quoi, comment ça, fini, ferme ta gueule, j'ai pas du tout fini moi, et mon foie crevé il est fini aussi, depuis quand t'es une merde toi, espèce de chiottes sèches, vas-y viens, on va les démonter. Un décret a été signé, à partir de dorénavant celui qui n'a pas gagné a perdu mais ça n'a aucune importance parce que vous êtes tous amis, merci pour tout, rentrez bien, prenez soin de vous, soyez heureux.

Il n'y a vraiment que le fond de cuve des bisounours pour croire qu'en tête de front on se bat pour la paix. Le vrai guerrier existe dans la guerre, désire la guerre, jouit dans les bras de la guerre. Tant qu'il détruit, il croit. À son triomphe, ou peut-être même à sa perte, mais chaque jour deux pas en arrière c'est encore marcher. C'est sûrement pour ça que les guerres durent longtemps. Résister, provoquer les coups, la fureur en ambulatoire, la haine en sous-cutané, c'est encore être vivant.

 

mardi 6 juin 2023

Au cœur des ténèbres - Joseph Conrad, 1899

    Ces gaillards-là n’étaient pas bien sérieux, au fond. Ce n’étaient pas des colonisateurs (…) C’étaient des conquérants, et pour cela, on n’a besoin que de la force brute – il n’y a pas de quoi se vanter quand on l’a, puisque votre force n’est qu’un accident causé par la faiblesse d’autrui. Ils faisaient main basse sur tout ce qui trainait, par principe. Ce n’était que du vol à main armée, du meurtre qualifié à grande échelle, et les hommes s’y livraient les yeux fermés, comme il sied tout à fait à des gens qui s’attaquent à une contrée des ténèbres. La conquête de la planète, qui signifie pour l’essentiel qu’on l’arrache à ceux qui n’ont pas le même teint, ou bien ont le nez un peu plus camus que nous, n’est pas un joli spectacle, si l’on y regarde de trop près.

Chapitre I


lundi 24 octobre 2022

Dans quel état de guerre vivons-nous... - Annie Cohen

Dans quel état de guerre vivons-nous pour frôler les murs, baisser la tête, subir à longueur de vie la peur de rentrer, de sortir, de marcher, de flâner... Dans quel état de guerre vivons-nous pour nous barricader à tout âge, derrière trois verrous et un judas. Dans quel état de guerre vivons-nous pour voir en tout homme le violeur en puissance.

Annie Cohen, Alternatives n° 1, 1977 

 

 

jeudi 17 février 2022

Bullshit jobs – David Graeber (2018)

Définition finale et opérationnelle : Un job à la con est une forme d'emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu'il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu'il n'en est rien.

Ch. 1 : Qu’est-ce qu’un job à la con ?

 

Aucune typologie n'est parfaite, et je ne doute pas qu'il pourrait exister bien d'autres façons de tracer les frontières, chacune éclairante à sa manière. Toutefois, ce découpage en cinq catégories — les larbins, les porte-flingue, les rafistoleurs, les cocheurs de cases et les petits chefs — est celui qui m'est apparu le plus utile au fil de mes travaux.

(...)

 

Ophelia : Mon organisation est divisée en deux branches qui ont des bureaux dans deux bâtiments différents. Chaque fois que ma patronne (qui est la patronne de l'ensemble) se rend dans l'autre bâtiment, je dois remplir un formulaire pour lui réserver une salle là-bas. J'ai bien dit : chaque fois. C'est complètement idiot, mais le fait est que cela occupe bien la réceptionniste de l'autre côté et la rend, du coup, indispensable. Ça la fait aussi paraître très organisée, d'être capable de jongler avec toute cette paperasse. J'ai compris quelque chose : dans les offres d'emploi, quand ils écrivent des trucs comme « vous serez chargé de rationaliser les procédures administratives », ce qu'ils veulent dire, en fait, c'est « vous devrez créer encore plus de bureaucratie pour occuper le monde ». (...)

 

Tom : je bosse pour une très grosse boite américaine de postproduction basée à Londres. Dans mon métier, il y a certains aspects que j’ai toujours trouvés agréables et épanouissants. Par exemple, les studios de cinéma me demandent de faire voler des voitures dans les airs, de pulvériser des immeubles ou d’imaginer des dinosaures attaquant des vaisseaux extraterrestres. C'est chouette et ça divertit le public.

Mais, depuis peu, nos principaux clients sont devenus des agences de corn'. Elles nous commandent des pubs pour des produits de marques bien connues : des shampoings, des dentifrices, des crèmes hydratantes, des lessives en poudre, etc. Nous, on utilise des effets spéciaux pour faire croire que ces produits marchent vraiment. On travaille aussi sur des émissions télé et des clips vidéo. On réduit les poches sous les yeux, on rend les cheveux plus brillants, les dents plus blanches, on amincit les stars de la pop et du cinéma, etc. Dans les pubs, on retouche les images pour éliminer les imperfections de la peau, on fait ressortir les dents et on les blanchit (idem avec les vêtements dans les pubs pour des lessives), on efface les pointes de cheveux abîmées, on ajoute des reflets éclatants dans les pubs pour shampoings... Sans oublier les outils déformants pour faire paraître plus mince. Ces techniques sont utilisées dans tous les spots télévisés, mais aussi dans la plupart des fictions télé et de nombreux films. Autant sur les actrices que sur les acteurs. Pour résumer, on essaie de donner aux spectateurs qui regardent ces programmes le sentiment qu’ils ne sont pas à la hauteur, et ensuite, pendant les pages de pub, on exagère l'efficacité des « solutions » qu'on prétend leur livrer.

Mon salaire pour faire ça, c'est 100.000 livres par an.

jeudi 8 juillet 2021

Les impostures de l’universalisme – Louis-Georges TIN (les éditions Textuel, 2020)

Les impostures de l’universalisme – Louis-Georges TIN. Conversation avec Régis Meyran

Chapitre « Les réparation, la mémoire et l’oubli »

 

Il y a quelques années je suis allé voir des éditeurs pour les interroger sur les manuels scolaires. J’ai dit au syndicat de l’édition que les manuels étaient formidables ; mais que, pour être encore plus formidables, ils devaient nécessairement intégrer des éléments ayant trait à la question du genre, des origines ou de l’orientation sexuelle. (…) En 1900, la France compte environ 100 millions d'habitants — 40 % dans l'hexagone, et 60 % dans les colonies. Le sujet des colonies n'était pas du tout abordé dans le manuel, alors que, jusqu'à la période des décolonisations, la France, c'était autant l'Auvergne, que le Tchad, la Guyane, l'Indochine ou l'Algérie ! (…)

Une si longue lettre - Mariama Bâ, 1979

Les irréversibles courants de libération de la femme, qui fouette le monde, ne me laissent pas indifférente. Cet ébranlement qui viole tous les domaines révèle et illustre nos capacités.

Mon cœur est en fête chaque fois qu'une femme émerge de l'ombre. Je sais mouvant le terrain des acquis, difficile la survie des conquêtes. Les contraintes sociales bousculent toujours et l'égoïsme mâle résiste.
Instrument des uns, appâts pour d'autres, respectées ou méprisées, souvent muselées, toutes les femmes ont le même destin que des religions ou des législations abusives ont cimenté.
 
Une si longue lettre - Mariama Bâ, Nouvelles éditions africaines 1979
 
 

vendredi 30 octobre 2020

Fauchés : Vivre et mourir pauvre - Darren McGarvey (2019)

L'appel de la forêt

    Lorsqu'on est menacé de toutes parts, difficile de s'exprimer, sinon par l'agressivité. Le ressenti est bridé, soit par les moqueries, soit par l'intimidation. Ainsi, grandir au sein d'un quartier défavorisé, ou considéré comme tel, c'est grandir asphyxié. L'individualité suffoque, les moyens d'exprimer sa singularité aussi. Ce qui explique pourquoi tout le monde ou presque parle et s'habille de la même manière. Choisir l'anticonformisme, c'est se dessiner une cible sur le dos. 

 

Une question de loyauté

    Dans ces conditions, il peut être difficile de rester optimiste. Les habitants des quartiers qui fonctionnent sur le même modèle que Pollok sont tous ou presque atteints par la sinistrose, même ceux qui s'en sortent plutôt bien, et cette mentalité a un effet corrosif sur le moral et l'image collectifs. Quand on entend les gens parler à longueur de journée d'actes de violence, ou se plaindre que les élus locaux se désintéressent totale-ment des problèmes de leurs administrés, on finit par se convaincre qu'on vit dans une zone ravagée, oubliée des pouvoirs publics. Il faut qu'une catastrophe se produise pour que votre quartier fasse, enfin, la une des journaux.
    Dans les milieux défavorisés, la conviction que la situation n'évoluera jamais et que les représentants du pouvoir et de l'autorité ne servent que leurs propres intérêts est très largement répandue. On pourrait y voir une forme d'autosabotage et, sur de nombreux plans, c'est bien de cela qu'il s'agit. Mais il suffit de passer quelques semaines parmi ces abandonnés de la société pour découvrir qu'ils sont littéralement livrés à leur sort.
    Il n'y a pas que leurs problèmes qui vous sautent au visage : il y a aussi la quantité d'obstacles qui se dressent sur leur route quand ils décident de prendre leur destin en main. Le système est ainsi fait que dans ces quartiers, il a vite fait de faire passer aux habitants l'envie de se mobiliser. Dans l'opinion publique, pauvreté et indifférence vont toujours de pair : si les crevards restent dans la dèche, c'est parce qu'ils refusent de se retrousser les manches. En réalité, c'est tout l'inverse. L'enthousiasme et le souhait de s'impliquer, de se rendre utile, s'émoussent très vite quand on se rend compte qu'on est mis à l'écart du processus démocratique : le système est conçu avant tout de façon à ce que des éléments extérieurs à la communauté gardent le contrôle de la population locale.
    À l'échelle locale, les personnes qui partagent un même centre d'intérêt et veulent concrétiser une ambition commune choisissent souvent de fonder une association. Dans les quartiers à dominante ouvrière, l'objectif visé est modeste : ce que les habitants appellent de leurs vœux, c'est un espace où ils pourront exercer une activité qui leur soit agréable ou utile. Seulement, "monter une asso" tourne le plus souvent au parcours du combattant. À ceux qui veulent tenter l'aventure, il est d'abord demandé de réunir un "conseil d'administration". Pour ça il faut au moins trois personnes, une constitution écrite approuvée par le conseil et un compte bancaire. Pas de conseil d'administration ? Pas d'accès au pognon. Pas de texte fondateur ? Impossibilité d'ouvrir un compte en banque. Pas de compte en banque ? Pas de subventions pour la location d'un lieu de rencontre. Et ce n'est que la partie émergée de l'iceberg bureaucratique. Attention, je ne dis pas que vous n'avez pas le droit de vous affranchir des règles et de fonder votre propre association à la cool, sans conseil d'administration si l'envie vous prend — mais vous pouvez tirer un trait sur les subventions. Et quand vous aurez réussi à vous mettre en conformité avec la loi et ses innombrables exigences, vous gagnez le droit de vous frayer un chemin dans la jungle des aides financières. Certaines associations peuvent trouver des fonds mais, à l'échelle du quartier, personne n'a le moindre levier sur la façon dont cet argent est attribué. On peut cependant s'accorder à dire que les critères favorisent, en priorité, les bons petits soldats, ce qui crée sur le terrain associatif une dynamique de soumission à l'autorité. Les gars se prennent des regards interloqués quand on leur demande quels sont les enjeux de leur collectif et qu'ils répondent qu'ils veulent juste un endroit où les anciens peuvent venir boire du thé et du café, un lieu pour les jeunes, des cours de cuisine pour les parents isolés, des parties de foot ou du matériel pour la pêche. Ces ambitions sont souvent si simples que la classe moyenne a du mal à les entendre. Un gouffre énorme s'est creusé entre le programme d'ingénierie sociale souhaité par les dirigeants et les aspirations modestes, mille fois plus terre à terre, des gens du peuple, dont l'écrasante majorité ne maîtrise pas les éléments de langage. Des "médiateurs culturels" ou "facilitateurs" sont chargés d' "encadrer" les habitants des quartiers populaires et de réécrire leurs demandes.

Les années - Annie Ernaux (2008)

[mai 1968] 
    C’était un printemps pareil aux autres, avec un mois d’avril à giboulées et Pâques qui tombait tard. On avait suivi les Jeux olympiques d’hiver avec Jean-Claude Killy, lu Élise ou la vraie vie, changé fièrement la R8 contre une berline Fiat, commencé d’étudier Candide avec les premières G, ne prêtant qu’une attention vague aux troubles dans les universités parisiennes relatés à la radio. Comme d’habitude ils seraient réprimés par le pouvoir. Mais la Sorbonne fermait, les épreuves écrites du Capes n’avaient pas lieu, il y avait des affrontements avec la police. Un soir, on a entendu des voix haletantes sur Europe n°1, il y avait des barricades au Quartier latin comme à Alger dix ans plus tôt, des cocktails Molotov et des blessés. Maintenant on avait conscience qu’il se passait quelque chose et on n’avait plus envie de reprendre le lendemain la vie normale. on se croisait, indécis, on s’assemblait. On cessait de travailler sans raison précise ni revendication, par contagion, parce qu’il est impossible de faire quelque chose quand surgit l’inattendu, sauf attendre. Ce qui arriverait demain, on ne le savait pas et on ne cherchait pas à le savoir. C’était un autre temps.
    Nous qui n’avions jamais pris réellement notre parti du travail, qui ne voulions pas vraiment les choses que nous achetions, nous nous reconnaissions dans les étudiants à peine plus jeunes que nous, balançant des pavés sur les CRS. Ils renvoyaient au pouvoir, à notre place, ses années de censure et de répression, le matage violent des manifestations contre la guerre en Algérie, les ratonnades, La Religieuse interdite et les DS noires des officiels. Ils nous vengeaient de toute la contention de notre adolescence, du silence respectueux dans les amphis, de la honte à recevoir des garçons en cachette dans les chambres de la cité. C’est en soi-même, dans les désirs brimés, les abattements de la soumission, que résidait l’adhésion aux soirs flambants de Paris. On regrettait de ne pas avoir connu tout cela plus tôt mais on se trouvait chanceux que ça nous arrive en début de carrière.

    Brusquement, le 1936 des récits familiaux devenait réel.
    On voyait et on entendait ce qu’on n’avait jamais vu ni entendu depuis qu’on était né, ni cru possible. Des lieux dont l’usage obéissait à des règles admises depuis toujours, où n’étaient autorisées à pénétrer que des populations déterminées, universités, usines, théâtres, s’ouvraient à n’importe qui et l’on y faisait tout, sauf ce pour quoi ils avaient été prévus, discuter, manger, dormir, s’aimer. Il n’y avait plus d’espaces institutionnels et sacrés. les profs et les élèves, les jeunes et les vieux, les cadres et les ouvriers se parlaient, les hiérarchies et les distances se dissolvaient miraculeusement dans la parole. [...]
    On ne s’avisait pas qu’il n’émergeait aucun leader ouvrier. Avec leur air paterne, les dirigeants du PC et des syndicats continuaient à déterminer les besoins et les volontés. Ils se précipitaient pour négocier avec le gouvernement – qui ne bougeait pourtant presque plus – comme s’il n’y avait rien de mieux à obtenir que l’augmentation du pouvoir d’achat et l’avancée de l’âge de la retraite. En les regardant au sortir de Grenelle, articuler pompeusement, avec des mots qu’on avait déjà oubliés depuis trois semaines, les "mesures" auxquelles le pouvoir avait « consenti », on se sentait refroidis. On réespérait en voyant la "base" refuser l’abdication de Grenelle et Mendès France à Charléty. On replongeait dans le doute avec la dissolution de l’Assemblée, l’annonce des élections. Quand on a vu déferler sur les Champs-Élysées une foule sombre avec Debré, Malraux – que le ravage inspiré de ses faits ne sauvait plus de la servilité – et les autres, bras dessus, bras dessous dans une fraternité factice et lugubre, on a su que tout allait finir. Il n’était plus possible d’ignorer qu’il y avait deux mondes et il faudrait choisir. Les élections, ce n’était pas choisir, c’était reconduire les notables en place. De toute façon, la moitié des jeunes n’avait pas vingt et un ans, ils ne votaient pas. Au lycée, à l’usine, la CGT et le PC commandaient la reprise du travail. On pensait qu’avec leur élocution lente ou rocailleuse de faux paysans leurs porte-parole nous avaient bien entubés. Ils gagnaient la réputation d' "alliés objectif du pouvoir" et de traîtres staliniens, dont tel ou telle, sur le lieu de travail, allait devenir pour des années, la figure achevée, cible de toutes les attaques.
    Les examens se passaient, les trains roulaient, l'essence recoulait. On pouvait partir en vacances. Début juillet, les provinciaux qui traversaient Paris d'une gare à l'autre sentaient sous eux les pavés, remis à leur place comme s'il n'y avait rien eu. À leur retour quelques semaines après, ils voyaient une étendue de goudron lisse qui ne les secouait plus et se demandaient où on avait mis ces tonnes de pavés. Il semblait qu'il s'était produit plus de choses en deux mois qu'en dix ans mais on n'avait pas eu le temps de faire quoi que ce soit. On avait manqué quelque chose à un moment, mais on ne savait pas lequel — ou bien on avait laissé faire.

vendredi 28 août 2020

Joblard. À la lie. - Jean-Marc ROYON (2019)


On me désigne l’écran. La mise en scène est toujours la même sur ces chaînes d'info à show, je commence à connaître. Au premier plan, emmitouflée jusqu'au yeux, grelottante mais souriante dans la rigueur du petit matin, une jeune reporter tente tous les quarts d'heure de maintenir le suspens autour d'un événement qui se déroule quelque part loin derrière elle, après le cordon de CRS, et dont elle ne sait rien. Là, en moins de trente secondes elle doit remplir cette mission de rendre palpitante son ignorance complète de la situation. Après nous avoir donné rendez-vous pour le flash suivant et fait la promesse de reprendre l'antenne si l'info l'exigeait, elle rend le crachoir à sa rivale qui, dans la chaleur et la sécurité d'un studio, va tenter à son tour de nous tenir en haleine jusqu'à l'heure de la pub en nous bourrant la tasse avec des compléments d'enquêtes, des éléments de réponses et des retours en images.


[Portraits de deux reporters d’une chaine d’info en continu]
Un jeune mec complètement à bloc fait irruption dans la salle. Il porte un gilet et un treillis fluo recouvert de poches et de pompes de sécurité. Livide, les joues creuses, les yeux rouges, ses cheveux gras dressés sur la tête. Le profil du troufion ricain défoncé aux acides en train de péter les plombs dans la jungle vietminh. Il plonge sur un gros sac de toile posé sous la table et se met à farfouiller dedans. Un clbs famélique qui déterre fébrilement un os.
— Tout est OK, Ray ! On choute grave ! C’est de la bombe putain ! (...)
Pendant ce temps-là le gamin a coiffé le casque audio qu'il portait jusque-là autour du cou, met le micro devant sa bouche et balance un « yes » vigoureux. D'un clin d'œil il fait signe à son collègue de le suivre dans l'autre pièce. Les bruits qui nous parviennent de l'urgence avec laquelle ils reprennent le contrôle de leur bécane et les « yes » répétés que le casqué enchaîne servilement sont la preuve, s'il en fallait une, que malgré les manipulations lexicales et le bourrage de mou sémantique qui ont fait d'un O.S. un opérateur, d'un salarié un collaborateur, d'un contremaître un référent et d'un pédégé un bienfaiteur de l'humanité, un mec payé pour faire ce qu'on lui dit de faire à l'endroit où on lui dit de le faire doit toujours donner l'impression d’être en train de le faire avec l'entrain de celui qui fait tout ce qu'il peut pour le faire encore mieux et surtout, plus vite que ça. Le seul vrai progrès (selon moi bien sûr, qui ne suis pas ce qu'on peut appeler un spécialiste du travail) depuis les engrenages des Temps modernes de Chaplin, c'est d'avoir réussi à réduire ces derniers à une dimension nanoscopique idéale afin de pouvoir les intégrer directement aux cerveaux des forces vives du larbinat.

Joblard - à la lie - Jean-Marc ROYON
Editeur : Théâtre d'Art & Déchet - Anarcra Vainchy, 2019