dimanche 29 décembre 2019

Arcadie - Emmanuelle Bayamack-Tam (2018)


Farah, adolescente, vit depuis son enfance dans la communauté d'Arcadie, située à Liberty House, un lieu sauvage et oublié du sud de la France. C'est une communauté libertaire qui rassemble des gens fragiles ou inadaptés à la vie "normale". La vie y est régie par des principes en matière d'alimentation, de pratiques sexuelles, de morale, de santé, bien différents des normes en vigueur dans le reste de la société. C'est dans cette période de sa vie que Farah voit son corps évoluer avec des caractéristiques tantôt masculines, tantôt féminines, et qu'elle apprend à construire sa propre identité, selon les références qu'elle a à sa disposition.

extraits choisis

lundi 2 décembre 2019

Pigeon – Jean-Marc Royon

« Messieurs-dames, y'en a trop dans le showbiz qui ouvrent leur clapoir que pour baver du mou. On voit bien à leur gueule de raie qu'y d'mandent qu'à s’faire reluire l'ego et à se remplir les fouilles, mais faire gamberger les gens est le cadet de leurs soucis, voire contre-productif pour leur petit commerce, vu que cela serait le moyen le plus sûr moyen pour eux de dévoiler leur insignifiance cupidité et du coup de se faire gicler de leur piédestal à grands coups de pompe dans le train ! Si c'est pas pour secouer un peu la cervelle ou le boyau de celui qui demandait qu'à se distraire, t'as rien à foutre à tenir le crachoir. C'est ma théorie du théâtre. Je suis peut-être pas Louis Jouvet, encore moins Molière ni Bebel (pour ceux qui croient que c’t’acteur était comédien), ça peut vous paraître prétentieux, peut-être minable et quoi qu'il en soit totalement vain de vouloir ouvrir les yeux de ses contemporains, mais c'est comme ça et de toute façon je vous emmerde. Moi je joue sur le goudron alors je dis ce que je veux. J’ai qu'une bouche à nourrir c'est pour ça que je peux l'ouvrir.  » 
(extrait pour une mise en bouche)

lundi 14 janvier 2019

American gods, de Neil Gaiman (2001)

Arrivée en Amérique 1778
- un chapitre du roman American gods

Il y avait une fille, et son oncle la vendit, écrivit M. Ibis de sa parfaite écriture calligraphiée.
Voici l'histoire ; le reste est du détail.
Il est des récits qui, si nous leur ouvrons trop notre cœur, nous blessent profondément. Regardez — voici un homme de bien, selon ses propres critères et ceux de ses amis : il est fidèle à sa femme, il adore ses jeunes enfants, à qui il accorde toute son attention, il aime son pays et il accomplit son travail de son mieux, avec conscience. C'est donc efficacement et dans la bonne humeur qu'il extermine les Juifs : il apprécie la musique qu'on diffuse en fond sonore pour les apaiser ; il leur conseille de ne pas oublier leur numéro d'identification lorsqu'ils vont à la douche — car bien des gens, leur affirme-t-il, se trompent de vêtements en ressortant ; voilà qui les calme en leur faisant croire que la vie doit continuer. Notre homme supervise ensuite le transport des cadavres jusqu'aux fours crématoires. La seule chose qui le dérange, c'est que l'élimination de la vermine continue de l'affecter. S'il était vraiment un homme de bien, il ne ressentirait rien d'autre que de la joie en voyant la terre débarrassée de ses parasites.
Il y avait une fille, et son oncle la vendit. Dit comme ça, cela semble si simple.
Aucun homme n'est une île, proclamait Donne, mais il se trompait. Si nous n'en étions pas, nous serions perdus, nous nous noierions mutuellement de nos tragédies. Nous sommes isolés (ce qui, ne l'oubliez pas, signifie littéralement changés en îles) de la tragédie des autres par notre nature insulaire, et par la structure répétitive des histoires. La structure ne change jamais : il y avait une fois un être humain qui naquit, vécut puis, d'une manière ou d'une autre, mourut. Voilà tout. Vous pouvez fournir les détails à l’aide de votre propre expérience. Aussi rebattue que n'importe quel autre conte, aussi unique que n'importe quelle autre vie. Nos existences sont des flocons de neige formant des dessins que nous avons déjà vus, aussi identiques que des petits pois dans une cosse (avez-vous déjà regardé des petits pois dans une cosse? Je veux dire : vraiment regardé ? Après une minute d'inspection attentive, vous n'avez plus une chance de les confondre) mais cependant uniques.
Sans l'individu, nous ne voyons que des chiffres : mille morts, cent mille morts, « le nombre des victimes pourrait atteindre un million ». Avec les récits individuels, les statistiques se métamorphosent en gens — mais cela même est un mensonge, car ces gens continuent de souffrir et leur nombre se révèle étourdissant, dépourvu de sens. Regardez, voyez cet enfant au ventre gonflé, aux coins des yeux envahis par les mouches, aux membres squelettiques : serait-il plus agréable pour vous de connaître son nom, son âge, ses rêves, ses craintes ? De le voir de l'intérieur ? Et si tel est le cas, ne serait-ce pas rendre un mauvais service sa sœur qui git près de lui dans la poussière brûlante, ca caricature d'enfant distendue, distordue ? Supposons que nous les prenions en pitié, sont-ils devenus plus importants pour nous que mille autres enfants touchés par la même famine, mille autres jeunes vies qui serviront bientôt de nourriture aux myriades de vers que sont les enfants des mouches ?
Nous dressons des barrières autour de ces instants douloureux, nous demeurons sur nos îles, si bien qu'ils ne peuvent nous blesser. La douce couche nacrée qui les recouvre leur permet de glisser telles des perles hors d nos âmes, sans véritable souffrance.
La fiction nous autorise à nous glisser dans ces autre têtes, ces autres endroits, à regarder par ces autres yeux. Au cours du récit, nous nous arrêtons avant de mourir, ou bien mourons par procuration, en toute sécurité ; dans le monde au-delà du récit, nous tournons la page ou fermons le livre, et nous reprenons notre existence. Une existence qui, comme toutes les autres, ne ressemble à aucune autre.
Et la simple vérité est la suivante : Il y avait une fille, et son onde la vendit.
Voilà ce qu'on disait, là d'où elle venait : on n'est jamais sûr de l'identité du père d'un enfant, mais quant à la mère, ah ! ça, on peut en être certain. Lignée et propriété se transmettaient par les femmes mais le pouvoir demeurait entre les mains des hommes, lesquels étaient propriétaires des enfants de leur sœur.
Il y avait là-bas une guerre. Une toute petite guerre, à peine plus qu'une rixe entre villages rivaux, presque un dispute. Un des villages l'emporta, l'autre perdit.
La vie était une commodité, les gens des biens matériels. Ces régions connaissaient l'esclavage depuis des milliers d'années. Les négriers arabes avaient détruit le derniers grands royaumes d'Afrique Orientale, tandis que les nations d'Afrique Équatoriale se détruisaient mutuellement.
Il n'y avait donc rien d'inhabituel ni de choquant dans la vente des jumeaux — quoiqu'ils fussent en tant que tels considérés comme magiques et que leur oncle les redoutât assez pour ne pas les prévenir de sa décision, craignant qu'ils ne blessent son ombre et ne le tuent. Ils avaient douze ans. La fillette s'appelait Wututu, l'oiselle messagère, son frère Agasu, le nom d'un ancien roi. C'étaient des enfants robustes. Parce qu'ils étaient jumeaux, mâle et femelle, on leur racontait bien des choses sur les dieux, et parce qu'ils étaient jumeaux, ils écoutaient. Ils se rappelaient.
Leur oncle était un être obèse, paresseux. S'il avait possédé plus de bétail, peut-être en eût-il vendu une bête à la place des enfants, mais tel n'était pas le cas. Il les vendit donc. Oublions-le : il ne réapparaîtra pas dans ce récit. Nous suivons les jumeaux.
On les fit marcher sur une vingtaine de kilomètres, en compagnie d'autres esclaves, capturés durant la guerre ou achetés, jusqu'à un petit avant-poste. Là, on les échangea. Le frère, la sœur et treize de leurs compagnons furent achetés par six hommes armés de sagaies et de poignards, qui les poussèrent vers l'ouest, vers la mer, puis sur nombre de kilomètres le long du rivage. Il y avait à présent quinze esclaves, reliés par le cou à l'aide d'une corde, des entraves lâches autour des poignets.
Wututu demanda à Agasu ce qui allait leur arriver.
« Je ne sais pas », répondit-il. Agasu souriait souvent : il avait les dents blanches, parfaites, et il les montrait à loisir, ses sourires inspirant toujours la joie à sa sœur. À présent, il ne souriait pas. Au lieu de cela, il tentait d'afficher pour elle sa bravoure, la tête et les épaules droites, aussi fier, aussi menaçant et aussi comique qu'un chiot hérissé.
« Ils vont nous vendre aux diables blancs qui nous emmèneront chez eux, de l'autre côté de l'eau, déclara l'homme aux joues scarifiées qui suivait Wututu dans la file.
— Et qu'est-ce qu'ils nous y feront ? » demanda la fillette.