jeudi 7 octobre 2010

Rwanda, généalogie d'un génocide – Dominique Franche (1)

Comment la colonisation créa l'opposition raciale ou ethnique.
Comment ? En plaquant sur les sociétés rwandaise et burundaise un schéma d'interprétation raciste. Placage d'autant plus aisé chez les Européens que cette région d'Afrique les faisait fantasmer depuis plusieurs millénaires.
(…)

Des monts et merveilles
Pour un Richard Kandt, qui avoue sa déception devant les quelques gouttes de la source du Nil qu'il vient de découvrir, et qui donne une description équilibrée de la société rwandaise, combien d'explorateurs et de missionnaires qui entretiennent les rêves de leurs lecteurs ! Désir de se mettre en avant par du sensationnel, souci de susciter l'intérêt de nombreux donateurs, crainte de briser des idoles si anciennes, ou aveuglement devant une réalité dont certains éléments pouvaient être tirés dans le sens des récits anciens, tout cela se combine probablement pour expliquer par exemple l'invention des pygmées au Rwanda. (…)

Dès lors, les Twa furent appelés « nains », « myrmidons » ou « pygmées ». On trouvait au Rwanda ce que l'on voulait y trouver, ce que l'on en avait dit avant d'y venir. Les Européens les mieux informés préféraient se taire : plutôt que d'accomplir une fort périlleuse destruction des mythes, mieux valait donner de l'exotisme aux lecteurs, pour les engager à devenir colons, susciter des vocations de missionnaires ou récolter des dons afin d'évangéliser ces populations si primitives, donc si fascinantes. Ces aspects non désintéressés de ce que nous nommerions aujourd'hui de la désinformation sont patents quand on confronte écrits officiels et écrits privés des Pères Blancs. Certains se gaussaient en privé des voyageurs qui se faisaient photographier en compagnie d'hommes de petite taille, parfois hutu, d'ailleurs, en se haussant sur la pointe des pieds pour montrer que les Twa étaient bien des pygmées. (…)

En français, comme on a bien été obligé d'admettre que ces pygmées étaient un peu grands, on a parlé de pygmoïdes. Et voilà comment perdure le mythe des pygmées rwandais, alors que l'anthropologue Jan Czekanowski les décrivit, dans un livre de 1917, comme des « Bantous des forêts ». Mais il écrivit en allemand, et pendant la guerre. Aussi les francophones ne reprirent-ils pas son analyse.
Les pygmées n'étaient pas la seule merveille des « monts de la Lune ». On devait y trouver aussi des « nègres blancs ». Vous avez bien lu. C'est ainsi que s'exprimèrent les explorateurs allemands. Les Européens étaient en effet étonnés de trouver dans l'Afrique des Grands Lacs des royaumes structurés, souvent dirigés par des Noirs dont beaucoup avaient la peau claire, une taillée et des traits fins qui rappelaient certaines populations de la corne de l'Afrique. Comment des peuples aussi primitifs que les « nègres » pouvaient-ils avoir organisé des royaumes ? Comment les traits de leur visage pouvaient-ils correspondre aux canons européens de la beauté ? Le problème s'était posé dès la fin du XVIIIème siècle, quand l'étude des bas-reliefs et fresques égyptiens avait révélé que la plus ancienne civilisation d’Occident pouvait être due à des Noirs. Jusqu’alors, ceux-ci avaient été présentés comme les « fils de Cham ». Dans la Bible, Cham, fils de Noé, vit la nudité de son père et s’en moqua auprès de ses frères Japhet et Sem. A son réveil, Noé maudit, non pas directement Cham, mais Chanaan, fils de ce dernier, qu’il condamna à devenir l’esclave de Japhet et Sem, ainsi que sa descendance. Les fils de Cham étaient donc voués à l’esclavage, un mythe bien commode pour les trafiquants de chair humaine à partir du moment oû l’on décida que ces fils étaient des Noirs.N’oublions pas que la Bible, vérité révélée, ne pouvait pas être mise en doute. Puisque l’on disait, par une interprétation erronée de la Genèse, que les Noirs étaient les fils de Cham, l’esclavage de ces pêcheurs ne posait plus de problèmes ne posait plus de problème moral.
Mais, après les révélations scientifiques de l’expédition d’Egypte, l’idée que des pêcheurs maudait, noirs qui plus est, pussent avoir fondé une telle civilisation était si monstrueuse que l’on réinterpréta la Bible. Comme Cham lui-même n’avait pas été maudit, on transforma donc les Egyptiens à la peau sombre vus sur les resques en descendants d’un autre fils de Cham, sur qui ne pesait pas la malédiction. Ce fils était un « caucasoïde » que l’on blanchissait intérieurement, c’était un cousin des Blancs. Comment pouvait-il en être autrement ? Toute civilisation ne pouvait être l’œuvre que des Blancs. C’était le cas en Egypte, ce ne pouvait qu’être le cas au sud. Partout où se trouvaient des éléments de civilisation, on faisait intervenir l’idée d’une lointaine ascendance blanche. Dans son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855), livre qui inspira Hitler et le racisme nazi, Joseph-Arthur de Gobineau parla ainsi de la « descente primordiale des peuples blancs », celle des « Chamites » qui, venus d’Asie septentrinale, se seraient répandus au long des côtes arabes jusque dans l’est de l’Afrique. Les « nègres » un peu civilisés étaient donc en réalité des Blancs, d’une race différente de celle que l’on rencontrait habituellement en Afrique noire : la race des Hamites, les fils de Cham non maudits. Les dissemblances physiques entre peuples d’agriculteurs et peuples de pasteurs, observables un peu partout en Afrique, consituèrent dès lors une aubaine, une confirmation directement observable des théories racistes et de la table des nations de la Bible : les pasteurs, graciles, aux traits fins et à la peau moins sombre que les agriculteurs, devaient être les Chamites ou Hamites.
Cette idée d’une ancienne migration de Blancs en Afrique noire était très répandue dans la deuxième moitié du XIXème siècle, car elle permettait d’expliquer la diversité des types humains. Il n’est donc pas étonnant que cette théorie fumeuse ait été appliquée à l’Afrique des grands lacs, un soin qui revint à l’explorateur John Speke, dans son livre à succès Journal of the discovery of the source of the Nile(1863). Il y présentait les peuples abyssiniens, galla, somaliens, hima et tutsi comme les membres de la race conquérante sémito-hamite venue d’Ethiopie. En dehors des caractéristiques somatiques de ces populations, il n’avait aucune preuve de ce qu’il présentait d’ailleurs comme une théorie. Mais, dans la mesure où sa théorie recoupait le discours scientifique dominant, elle allait très vite acquérir la force de la certitude. Les Tutsi devaient être des « sémito-hamites », des « nègres blancs » appartenant à une race supérieure. Et les premiers récits d’exlporation de vanter les « figures bibliques » et la taille de géants de ces « caucasoïdes », nos cousins les Hamites, qui régnaient sans partage sur les Hutu, « pauvres nègres » de la race bantou. Dans la plupart des écrits publics, l’on passait sous silence l’existence de royaumes hutu au sein même du Rwanda, la pauvreté de la majorité des Tutsi, et leur taille somme toute peu élevée pour des géants – 1,79 mètres en moyenne, rappelons-le. « Pygmoïdes » twa et « caucasoïdes » tutsi ne sont ainsi que le fruit du contexte culturel et scientifique d’une époque révolue, du moins en principe, celle des théories racistes étudiant les migrations aryennes, celle qui aboutit à la Shoah avant d’inspirer le génocide rwandais de 1994, celle qui a donné une caution scientifique à l’antisémitisme européen et à l’antihamitisme africain.

Rwanda, généalogie d'un génocide – Dominique Franche (éd. 1001 nuits, 1997)

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