vendredi 14 août 2009

Mémoires d'Hadrien - Marguerite Yourcenar

Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer l’esclavagisme : on en changera tout au plus le nom. Je suis capable d’imaginer des formes de servitudes pires que les nôtres, parce que plus insidieuses : soit qu’on réussisse à transformer les hommes en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu’elles sont asservies, soit qu’on développe chez eux, à l’exclusion des loisirs et des plaisirs humains, un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares.
Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar, 1951

C’est pour ton bien – Alice Miller

Nous admirons ceux qui font de la résistance dans les états totalitaires, et nous nous disons : ils ont du courage ou une « morale solide », « ils sont restés fidèles à leurs principes », ou quelque chose comme ça. (…) la vérité : l’individu qui, au sein d’un régime totalitaire, refuse de s’adapter, ne le fait guère par sens du devoir, ni par naïveté, mais parce qu’il ne peut pas faire autrement que de rester fidèle à lui-même. Plus je me penche sur ces questions, plus j’ai tendance à penser que le courage, l’honnêteté et l’aptitude à aimer les autres ne doivent pas être considérés comme des vertus, ni comme des catégories morales, mais comme les conséquences d’un destin plus ou moins clément.
La morale et le sens du devoir sont des prothèses auxquelles il faut recourir lorsqu’il manque un élément capital. Plus la répression des sentiments a été profonde dans l’enfance, plus l’arsenal d’armes intellectuelles et la réserve de prothèses morales doivent être importants, car la morale et le sens du devoir ne sont ni des sources d’énergie, ni le terrain propice aux véritables sentiments humains. (…) Un individu qui a des sentiments vivants ne peut qu’être lui-même. Il n’a pas d’autre solution s’il ne veut pas se perdre. Le refus, le rejet, la perte d’amour et les outrages ne lui sont pas indifférents, il les redoute donc, mais il ne veut pas perdre son soi, une fois qu’il s’est formé.

chapitre : "l'éducation ou la persécution du vivant"

Mein Kampf - Adolf Hitler

[La méthode de propagande d'un leader d'extrême-droite : spéculer sur une réalité indéniable pour promouvoir des idées totalitaires, pétries de haine. C'est ce que faisait Adolf Hitler, qui avouait :
"Quelle chance pour ceux qui gouvernent que les hommes ne pensent pas."]


Dans deux pièces d’une cave habite une famille de sept travailleurs. Sur les cinq enfants, un marmot de trois ans. C’est l’âge où un enfant prend conscience. […] L’étroitesse et l’encombrement du logement,sont une gêne de tous les instants : des querelles en résultent. Ces gens ne vivent pas ensemble mais sont tassés les uns sur les autres. Les minimes désaccords qui se résolvent d’eux-mêmes dans une maison spacieuse occasionnent ici d’incessantes disputes. […] Quand il s’agit des parents, les conflits quotidiens deviennent souvent grossiers et brutaux à un point inimaginable. Et les résultats de ces leçons de choses se font sentir chez les enfants. Il faut connaître ces milieux pour savoir jusqu’où peuvent aller l’ivresse, les mauvais traitements. Un malheureux gamin e six ans n’ignore pas des détails qui feraient frémir un adulte. […] ce petit citoyen s’en va à l’école publique et y apprend tout juste à lire et à écrire. Il n’est pas question de travail à la maison, où on lui parle de sa classe et de ses professeurs avec la pire grossièreté. Aucune institution humaine n’y est d’ailleurs respectée, depuis l’école jusqu’aux plus hauts corps de l’Etat ; religion, morale, nation et société, tout est traîné dans la boue. […] Les querelles commencent, et à mesure que l’homme se détache de sa femme, il se rapproche de l’alcool. […] Quand la nuit le ramène à la maison, le dimanche ou le lundi, ivre et brutal, mais les poches vides, des scènes pitoyables se déroulent…



Mein Kampf

La révolution inconnue – Voline (1947)


Début du 20è siècle. 

Les idées socialistes et révolutionnaires percent parmi les ouvriers, de plus en plus nombreux à avoir quitté les campagnes pour les grandes industries florissantes. Après une période de timides réformes vers la fin du siècle précédent, le gouvernement revient à une pure  tyrannie et à une répression violente afin d'enterrer toute velléité de changement parmi le peuple. 

Voline, acteur majeur de la révolution russe, en raconte la genèse. 
Ici, il parle de l'entrisme que pratiquait le gouvernement russe au sein de la population ouvrière, pour la tenir éloignée des tentations subversives.


XXè siècle. Evolution précipitée – progrès révolutionnaires – dérivatifs (1900-1905).


L'extension rapide de l'activité révolutionnaire à partir de l'année 1900 préoccupait beaucoup le gouvernement. Ce qui l'inquiétait surtout, c'était les sympathies que la propagande ganait dans la population ouvrière. Malgré leur existence illégale, donc difficile, les deux partis socialistes [parti social-démocrate, d'influence marxiste, et parti socialiste-révolutionnaire, en désaccord avec la doctrine marxiste] possédaient dans les grandes villes des comités, des cercles de propagande, des imprimeries clandestines et des groupes assez nombreux. Le parti socialiste-révolutionnaire réussissait à commettre des attentats qui, par leur éclat, attiraient sur lui l'attention et même l'admiration de tous les milieux [attentats de ministres de l'intérieur, du gouverneur de Moscou... le but était de viser « les hauts fonctionnaires trop zélés ou trop cruels »]. Le gouvernement jugea insuffisants ses moyens de défense et de répression : la surveillance, le mouchardage, la provocation, la prison, les pogromes, etc. 


Le post-exotisme en 10 leçons, leçon 11 – Antoine Volodine.

[Dans cette histoire, l'auteur décrit un futur proche, un régime capitaliste totalitaire, pas très différent de nos sociétés occidentales actuelles. Il y a plusieurs narrateurs : ce sont des écrivains et des prisonniers politiques. Ils ont pratiqué l’action directe, le sabotage, ils ont tué des dirigeants qui leur semblaient responsables d’avoir broyé des vies au nom de l’idéologie du libre-échange, et ont écopé de peines de prison à vie. Survivant dans des conditions d'isolation extrême, ils ont développé des formes de littérature carcérale, des genres ayant des règles et des thèmes prédéfinis]

… je dirais que nous étions fermement unis sur tout, complices en tout, et sereins, ou presque, d’une sérénité stupéfiante, d’une sérénité que seuls les vainqueurs peuvent la connaître. Il est vrai que, dans le domaine littéraire, nous avions réalisé les objectifs de la première génération. Nous étions parvenus à un âge d’or et au fond de nos textes, l’ennemi n’était plus qu’une ombre fragile sur quoi nous avions désormais pouvoir de vie et de mort. L’extérieur n’était plus qu’une invention littéraire, un monde virtuel  que nous façonnions ou détruisions à notre guise. Cette sensation de liberté intellectuelle infinie venait peut-être du fait que l’extérieur ne s’intéressait plus aux prisonniers du quartier de haute sécurité ni à leur littérature. Dehors, le monde séculier sombrait dans des conflits atroces, de plus en plus éloignés de l’alternative “égalitarisme ou barbarie” qui avait inspiré, qui avait illuminé nos crimes durant les années 70 et 80. La barbarie ayant triomphé sur tous les plans, l’idée d’un combat destiné à se débarrasser d’elle devenait  tellement étrangère aux idéologues officiels, tellement abstruse, que les convictions que nous entretenions encore dans l’univers carcéral ne leur apparaissaient plus comme chargées de sens. Nul ne menait plus de polémique contre notre programme minimum et nul ne ferraillait contre notre programme maximum d’éradication des causes du malheur. L’égalitarisme avait été médiatiquement relégué au rang des causes non seulement perdues, mais désuètes et oubliées. L’époque s’accordait si peu à une dénonciation de nos méfaits, ou à des attaques contre notre archaïsme idéologique, que nos sympathisants appréhendés hors des murs se voyaient soumis à des traitements psychiatriques plutôt qu’enfermés chez nous dans des cellules disponibles du quartier de haute sécurité, dans les étages qui se vidaient au fur et à mesure des suicides, des mises à mort. Nous avions fini par comprendre que le système concentrationnaire où nous étions cadenassés était l’ultime redoute imprenable de l’utopie égalitariste, le seul espace terrestre dont les habitants fussent encore en lutte pour une variante de paradis.

jeudi 13 août 2009

Philosophie et géomancie - Mamadou Lamine Traoré (2)

[la Négritude décrite comme conscience aliénée du Noir]

La métaphysique senghorienne de l’originalité du Nègre souffre particulièrement du manque de rigueur (…)
Tout ce qu’écrit Senghor est beau, mais, hélas, vide. La source de sa négritude se trouve dans l’exil, un exil double qu’ont connu et que connaissent encore les intellectuels africains : l’exil à l’intérieur même de l’Afrique dès d’inscription à l’école maternelle européenne, prolongé et renforcé par l’exil en Europe. Là, l’Africain se trouve face à son image, celle que les Africains se font de lui et inévitablement, nécessairement il produit pour-soi et sur-soi, mais aussi de l’Afrique, une contre-image. Cette production imaginaire sera d’autant plus éloignée de la réalité que sera plus profond l’exil intérieur et plus grave le traumatisme subi face au regard de l’Autre.
La Négritude senghorienne traite principalement de ce Noir imaginaire, celui des Européens, hommes de la rue et ethnologues, et celui de l’Africain en exil. Ainsi vue, elle n’est que « parisiennisme » nègre ou, si l’on préfère, « nègrerie » parisienne.

Philosophie et géomancie - Mamadou Lamine Traoré

[à propos des griots :]

L’écrit facilite la construction de cet être toujours actualisé et c’est pourquoi les civilisation exclusivement orales, n’ayant donc qu’un actuel incomplet, sont extrêmement fragiles. La civilisation africaine en est une, malgré ses griots (*). Ceux-ci ont, en effet, la mémoire plus sélective que celle des historiens occidentaux. Leur savoir, s’il aide à jeter des jalons, ne peut suffire dans la reconstitution du passé africain. Le griot est plus un poète qu’un homme de science ; chaque parole qu’il exprime doit être acceptée par la communauté à laquelle il s’adresse. De sa bouche sort toujours la vérité car il en est le Maître. Sa vérité est plutôt d’ordre subjectif qu’objectif ; elle est plus proche de la parole du prêtre et du devin que de la vérité du mathématicien. 

* Les griots sont des « troubadours fonctionnaires », dépendants des grandes familles ou de certaines ethnies. Ils gardent en mémoire les hauts faits de ces familles et ethnies et se les transmettent de père en fils. Par exemple, l’histoire de l’Empire du Mali est rapportée dans une suite de paroles laudatives et hymnes adressés à la famille Soundiata, le plus brillant des empereurs du Mali. Les griots constituent une caste de maîtres du verbe attirés par le pouvoir et la richesse. 

Introduction à l'ouvrage "Philosophie et géomancie", 1979.