samedi 27 novembre 2010

Adriana – Théodora Dimova

Adriana était d’un pessimisme total à l’égard de la vie en Bulgarie, oui, en Bulgarie. Nulle part ailleurs il ne s’est produit cette chose abjecte qui s’est passée en Bulgarie, les faits dépassent l’imagination de tout Bulgare, il est même terrifiant de parler de ces choses-là, il est même terrifiant de se les représenter, le communisme était un sort meilleur pour la Bulgarie que la démocratie, la démocratie a été jetée en Bulgarie comme une victime expiatoire, et elle a été immédiatement dévorée à pleines dents, déchiquetée, mise à mort. La Bulgarie a réussi à mettre à mort la démocratie, ce qui ne s’est passé nulle part ailleurs, aussi, maintenant, à la place de l’Etat, on trouve des centaines de petits morceaux sous la forme de truands débiles qui s’empiffrent, et l’Etat s’est fondu parmi ces truands, voici ce qui s’est passé en Bulgarie, elle a filé entre les doigts des truands, et désormais elle n’existe plus en tant qu’Etat, bien plus, tous les mots liés à l’Etat sont maintenant dépourvus de sens, le sens disparaît des mots dès qu’ils entrent dans la bouche des hommes politiques, ils ne prononcent plus que des combinaisons de mots vides, ils ne font plus qu’ouvrir et fermer la bouche, et prononcer des combinaisons de mots que ni eux ni les autres ne comprennent et c’est ça l’accord tacite bien connu entre les Bulgares et les hommes politiques, ils laissent les hommes politiques prononcer leurs combinaisons de mots, ils les laissent articuler gentiment leurs combinaisons de sons, les Bulgares laissent en paix les hommes politiques tandis que ceux-ci prononcent sur les chaînes de télévision leurs combinaisons de sons, quant aux hommes politiques, de leur côté — en signe de gratitude pour ce geste des Bulgares — ils laissent les Bulgares faire ce qu’ils veulent, ils ne s’immiscent pas dans le cours de leur vie naturelle, ils les laissent tranquillement satisfaire leurs appétits naturels — mensonge, vol, meurtre, faux témoignage, adultère, inceste, non-respect des parents, adoration de diverses divinités. Cela fait déjà vingt ans que ce contrat tacite a été passé entre les hommes politiques et les Bulgares. Les uns comme les autres s’en portent très bien. Leur contrat et leur bonne humeur conquièrent une partie de plus en plus importante de ce qu’on appelle le peuple. Ceux qui ne laissent pas assujettir à ce contrat meurent très vite. Ou bien on doit accepter le contrat, ou bien il faut accepter l’idée qu’on va bientôt mourir.
2008.

jeudi 25 novembre 2010

Yegg – Jack Black (1926)

Je pourrais dire que j’aurais arrêté de voler si la terrible flagellation ne m’avait pas aigri et fait sortir de prison assoiffé de vengeance, mais cela serait faux. Aujourd’hui encore, j’ignore si les autorités considèrent la flagellation comme un châtiment, une mesure dissuasive ou un mélange des deux. Comme châtiment, c’est réussi. Comme mesure dissuasive, c’est raté. Si c’est un mélange des deux, l’un oblitère l’autre et on n’y gagne rien au bout du compte. La vérité, c’est que la manière dont on m’avait traité importait peu, je n’aurais pas raccroché. La flagellation m’avait endurci, c’est tout. J’étais plus déterminé et j’avais davantage confiance en moi. Je savais désormais que je pouvais jouer à ce jeu de la violence jusqu’au bout : j’avais enduré toutes les violences que les autorités pouvaient me faire subir, et je pouvais les endurer encore. Au lieu de repartir la peur au ventre, je découvris que mes peurs avaient disparu. Le trépied de la flagellation est un curieux endroit pour gagner en courage et en assurance. Mais le fait est que je laissais derrière moi, dans la cellule obscure, quantité de peurs et de doutes.

samedi 9 octobre 2010

Une odyssée américaine – Jim Harrison

… j’ai écouté des cow-boys, des ranchers et des citadins, dont beaucoup picolaient encore en fin de repas, évoquer la situation politique. Au cours des deux ou trois dernières, j’ai appris à être davantage attentif aux opinions délirantes des pochetrons qu’aux idées fumeuses des nababs des journaux et de la télévision. Les pochetrons sont parfois absurdes (« Halliburton refilera un milliard de dollars à Georges Bush dès qu’il finira son second mandat »), mais ils défendent des points de vue plus excitants, plus originaux, que les nababs qui sous-entendent toujours qu’ils bénéficient de sources inaccessibles au commun des mortels, même si ces sources secrètes n’ont apparemment rien de nouveau à nous apprendre.

Une odyssée américaine – Jim Harrison (2009) "dans le Montana"

jeudi 7 octobre 2010

Le viol de l’imaginaire – Aminata Traoré (2)

Quand, en Afrique, nous nous insurgeons contre nous-mêmes, nous nous demandons pourquoi l’Autre – en l’occurrence l’Occident – est toujours en position de dominer si ce n’est parce que nous sommes colonisables. En général, nous n’aimons pas regarder cette face de la médaille ; nous l’occultons de peur de dédouaner l’agresseur.
Avoir été colonisable et le demeurer suppose qu’en dépit de nos dénonciations politiques nous envions l’Autre bien qu’il soit l’agresseur. Pourquoi ? le paradoxe n’est qu’apparent. La puissance colonisatrice limite notre capacité de résistance en s’attaquant à l’image que nous avons de nous-mêmes. Celle-ci est frappée de désamour. Il s’agit d’une situation où l’Autre ne vous aime pas tel(le) que vous êtes et vous le fait savoir. Pour avoir intériorisé son regard, vous ne vous aimez pas davantage. C’est alors que, progressivement, vous aspirez à être et à vivre comme lui. Chaque élément constitutif de son image et de son identité qu’il vous donne à voir et à consommer devient un modèle à imiter : comportement social, habillement, habitat, nourriture, langage, loisirs, etc.

Le viol de l’imaginaire – Aminata Traoré – 2002 (1)

[Altina, une femme malienne, vient de perdre ses deux fils, victimes de maladie]

Altina vivait seule avec ses quatre enfants, dont la première, une fille de douze ans, était bonne dans le quartier. Layla, son mari, était allé tenter sa chance à l’étranger. Etait-ce en Côte d’Ivoire ? Etait-ce au Ghana ? Altina ne le savait pas. Il n’avait pas donné signe de vie depuis son départ, il y a trois mois de cela. Sékou, qui était son second enfant, avait neuf ans. Altina n’avait pas les moyens de faire face à des frais de scolarisation et l’avait inscrit dans une école franco-arabe, une médersa. Bouba, le troisième enfant, avait sept ans. Il n’allait ni à la médersa ni à l’école ; il mendiait, de temps à autre, au carrefour. Le dernier enfant d’Altina était une fillette de deux ans. Elle dormait profondément au moment où ses deux frères s’en allèrent.
(…)
Je rencontrais Altina qui me fit le récit de cette nuit où, selon ses propres termes, Dieu fut son seul témoin. J’ai le devoir d’en rendre compte pour dire qu’ici aussi les cœurs sont en pleurs, que, comme Altina, des milliers de femmes africaines, asiatiques, arabes, sudaméricaines enterrent chaque jour des enfants qui meurent de faim, de malnutrition ou de maladies guérissables. La communauté internationale est parfaitement consciente de cette tragédie humaine qui se déroule loin des caméras. Les femmes elles-mêmes meurent en couches, par centaines, dans des hôpitaux ou loin de tout centre de soins. Il y a aussi ces innombrables morts faute d’emplois, de revenus et de perspectives, souvent condamnés à l’exil, une fuite à l’issue incertaine et parfois tragique.
Il n’y a jamais d’union sacrée face au sort, de plus en plus lamentable, des peuples déshérités et désespérés du Sud. Nos voix sont à peine audibles. L’humanité s’est installée dans une situation où les cœurs, toujours plus désabusés et asséchés, ne s’émeuvent — et encore — que lorsque la mort frappe brutalement la multitude, de préférence à New York ou Washington. L’intensité et la sincérité de l’émotion sont fonction du statut social et économique des victimes et — nous venons de l’apprendre — du prestige du lieu où le malheur survient. Tout se passe comme certaines vies valaient mieux et plus que d’autres, comme si la mort seyait mieux au Sud qu’au Nord.

chapitre : l'autre, si loin, si humain

Rwanda, généalogie d'un génocide – Dominique Franche (2)

En finir avec les « guerres ethniques »

L'adjectif «ethnique», qui vient du vocabulaire ecclésiastique, signifiait aussi «païen», par opposition à «chrétien», en français comme dans d'autres langues. Et, chez les Grecs, les ethné s'opposaient à la polis, à la Cité. «Ethnie» suppose ainsi son contraire: le groupe qui détient la vérité, celle de l'Eglise ou celle de la Cité. Aux Etats-Unis, les expressions «ethnicgroup » et «ethnicity » sont appliquées aux minorités d'origine non anglo-saxonne et/ou non protestante (Irlandais, Indiens, Noirs, etc.), pas à la communauté «White Anglo-Saxon Protestant» qui détient le pouvoir: seuls les dominés ont une ethnicité, parfois revendiquée aujourd'hui pour résister à la domination WASP.
De même, chez les scientifiques européens, «ethnie» a longtemps été réservé aux peuples sans écriture, aux «primitifs» qu'étudiait l'ethnologie coloniale. Les «ethnies» étaient les populations dont on jugeait qu'elles n'avaient pas atteint un niveau de civilisation suffisant pour être comptées parmi les «nations», vocable réservé aux peuples des races dites «supérieures». Directement ou indirectement, les idées racistes sont associées au mot «ethnie». L'ethnie, c'est l'autre, le sous-développé, l'inférieur : nous avons fait des guerres, ils font des guerres ethniques, car ces gens-là ne sont pas comme nous.

Rwanda, généalogie d'un génocide – Dominique Franche (1)

Comment la colonisation créa l'opposition raciale ou ethnique.
Comment ? En plaquant sur les sociétés rwandaise et burundaise un schéma d'interprétation raciste. Placage d'autant plus aisé chez les Européens que cette région d'Afrique les faisait fantasmer depuis plusieurs millénaires.
(…)

Des monts et merveilles
Pour un Richard Kandt, qui avoue sa déception devant les quelques gouttes de la source du Nil qu'il vient de découvrir, et qui donne une description équilibrée de la société rwandaise, combien d'explorateurs et de missionnaires qui entretiennent les rêves de leurs lecteurs ! Désir de se mettre en avant par du sensationnel, souci de susciter l'intérêt de nombreux donateurs, crainte de briser des idoles si anciennes, ou aveuglement devant une réalité dont certains éléments pouvaient être tirés dans le sens des récits anciens, tout cela se combine probablement pour expliquer par exemple l'invention des pygmées au Rwanda. (…)

samedi 25 septembre 2010

Démocratie à vendre - Kristin Ross (in "Démocratie, dans quel état ?")

- essai sur la démocratie -

La conception moderne de la démocratie est le pouvoir par le vote, la capacité de prendre des décisions conformément à la loi de la majorité, à la loi du « plus grand nombre ». Mais une autre conception, qui sera familière aux lecteurs du Maître ignorant de Jacques Rancière, évoque une notion de pouvoir qui n'est ni quantitative ni axée sur le contrôle. Il s'agit plutôt d'une potentialité : la capacité des gens ordinaires à découvrir des modes d'action pour agir sur des affaires communes. (…) 
Quand, en 1852, Blanqui critiquait la nature caoutchouteuse du terme « démocratie », il constatait déjà la profonde altération que ce vocable commençait à subir – et qui allait su poursuivre pendant tout le Second Empire et au-delà. Jusqu'alors, le mot avait largement gardé son héritage révolutionnaire de 1789 : dans les années 1830 et 1840, « démocrate » était le label de nombreuses organisations très radicales. Mais sous le Second Empire, le régime impérial avait plutôt bien réussi à se l'approprier, en opposant ce qu'il appelait la vraie « démocratie » au « parti de l'ordre » bourgeois. L'empereur prétendait avoir rendu sa souveraineté au peuple par le plébiscite ou « l'appel au peuple ». Le ministre de l'intérieur, un fervent bonapartiste, pouvait ainsi se prévaloir d'être le « défenseur de la démocratie ». En 1869, parmi la profusion de « démocrates » apparus en France, il y avait les « démocrates socialistes », les « démocrates révolutionnaires », les « démocrates bourgeois », les « démocrates impériaux », les « démocrates progressistes », les « démocrates autoritaires ». Cet inventaire reflète aussi bien ce que soulignait Blanqui – que le mot pouvait s'appliquer à tout et n'importe quoi – que la façon dont certains socialistes cherchaient à affirmer l'héritage révolutionnaire du mot en précisant leur positionnement par un épithète adapté. Or en soi – à l'époque comme aujourd'hui – le mot ne livrait pratiquement aucune information. Blanqui n'était pas le seul républicain ou socialiste à hésiter à utiliser un mot qu'avaient choisi ses adversaires pour se caractériser.
                                  Démocratie, dans quel état ? - éd. La Fabrique, 2009

Les démocraties contre la démocratie - Jacques Rancières (in "Démocratie, dans quel état ?")

entretien par Eric Hazan

Je veux bien qu'il y ait une certaine usure du mot (démocratie) là où il a été inventé, en Occident, mais si on pense à ce qui se passe en Corée, le mot a encore un sens. Si on trouve un meilleur mot à la place de démocratie, je veux bien, mais lequel ? Egalitarisme ? Ce n'est pas exactement la même chose. « Démocratie », c'est l'égalité déjà là au coeur de l'inégalité. Quel est le mot qui n'a pas été souillé ? Et puis il faut savoir ce qu'on fait en lâchant un mot, quelle force on arme ou on désarme, c'est là le problème pour moi.

Je me demande si, pour vous, la démocratie, qui n'est ni un gouvernement ni une forme de société, n'est pas un idéal inatteignable. Ou peut-être un outil critique, une sorte de bélier polémique.

Non, ce n'est pas un idéal, puisque je fonctionne toujours sur le principe jacotiste que l'égalité est une présupposition et non un but à atteindre. Ce que j'essaie de dire, c'est que la démocratie au sens du pouvoir du peuple, du pouvoir de ceux qui n'ont aucun titre particulier à exercer le pouvoir, c'est la base même de ce qui rend la politique pensable. Si le pouvoir revient aux plus savants, aux plus forts, aux plus riches, on n'est plus dans la politique. C'est l'argument de Rousseau : le pouvoir du plus fort n'a pas à s'énoncer comme un droit – si le plus fort est le plus fort, il s'impose, et c'est tout. Pas besoin d'autre légitimisation. Je pense que la démocratie, c'est une présupposition égalitaire sur laquelle un régime oligarchique comme le nôtre doit plus ou moins se légitimer. Oui, la démocratie a une fonction critique : c'est le coin de l'égalité encastré deux fois, objectivement et subjectivement, dans le corps de la domination, c'est ce qui vient empêcher la politique de se transformer en police.

Démocratie, dans quel état ? - éd. La Fabrique, 2009

L’emblème démocratique – Alain Badiou (in "Démocratie, dans quel état ?")

- essai sur la démocratie -

La fameuse description que donne Platon de l’anarchie existentielle des démocrates satisfaits se présente d’abord comme une sorte d’éloge ironique de ce que Socrate appellera un peu plus loin « ce mode de gouvernement si beau et si juvénile ».

L’homme démocratique ne vit qu’au jour présent, ne faisant loi que du désir qui passe. Aujourd’hui, il fait une grasse bonne bouffe arrosée, demain il n’en a que pour Bouddha, le jeune ascétique, l’eau claire et le développement durable. Lundi, il va se remettre en forme en pédalant des heures sur un vélo immobile, mardi, il dort toute la journée, puis fume et ripaille. Mercredi, il déclare qu’il va faire de la philosophie, mais finit par préférer ne rien faire. Jeudi, il s’enflamme au déjeuner pour la politique, bondit de fureur contre l’opinion de son voisin et dénonce avec le même enthousiasme furieux la société de consommation et la société du spectacle. Le soir, il va voir au cinéma un gros navet médiéval et guerrier. Il revient se coucher en rêvant qu’il s’engage dans la libération armée des peuples asservis. Le lendemain, il part au travail avec la gueule de bois, et tente vainement de séduire la secrétaire du bureau voisin. C’est juré, il va se lancer dans les affaires ! A lui les profits immobiliers ! Mais c’est le week-end, c’est la crise, on verra ça la semaine prochaine. Voilà une vie, en tout cas ! Ni ordre, ni idée, mais on peut la dire agréable, heureuse, et surtout aussi libre qu’insignifiante. Payer la liberté au prix de l’insignifiance, cela n’est pas cher. (1)

La thèse de Platon est qu’un jour ou l’autre ce mode d’existence — dont l’essence est l’indiscipline du temps — et la forme d’état qui lui est appropriée — la démocratie représentative — font advenir de façon visible leur essence despotique, à savoir le règne de ce qui se donne « beau et juvénile », du despotisme de la pulsion de mort. C’est pourquoi l’agrément démocratique s’achève, selon lui, dans le cauchemar réel de la tyrannie.

(1) - La république (Platon), livre VII – « hypertraduction » de A. Badiou


Démocratie, dans quel état ? - éd. La Fabrique, 2009

samedi 7 août 2010

L'insurrection qui vient - Comité invisible (2) : sur l'écologie

L'écologie, c'est la découverte de l'année. Depuis trente ans, qu'on laissait ça aux Verts, qu'on en riait grassement le dimanche, pour prendre l'air concerné le lundi. Et voilà qu'elle nous rattrape. Qu'elle envahit les ondes comme un tube en été, parce qu'il fait vingt degrés en décembre.
(…)
Il n'y a pas de « catastrophe environnementale ». Il y a cette catastrophe qu'est l'environnement. L'environnement, c'est ce qu'il reste à l'homme quand il a tout perdu. Ceux qui habitent un quartier, une rue, un vallon, une guerre, un atelier, n'ont pas d'« environnement », ils évoluent dans un monde peuplé de présences, de dangers, d'amis, d'ennemis, de points de vie et de points de mort, de toutes sortes d'êtres. Ce monde a sa consistance, qui varie avec l'intensité et la qualité des liens qui nous attachent à tous ces êtres, à tous ces lieux. Il n'y a que nous, enfants de la dépossession finale, exilés de la dernière — qui viennent au monde dans des cubes en béton, cueillent des fruits dans les supermarchés et guettent l'écho du monde à la télé — pour avoir un environnement.
La situation est la suivante : on a employé nos pères à détruire ce monde, on voudrait maintenant nous faire travailler à sa reconstruction et que celle-ci soit, pour comble, rentable. L'excitation morbide qui anime désormais journalistes et publicitaires à chaque nouvelle preuve du réchauffement climatique dévoile le sourire d'acier du nouveau capitalisme vert, celui qui s'annonçait depuis les années 1970, que l'on attendait au tournant et qui ne venait pas. Eh bien, le voilà ! L'écologie, c'est lui ! Les solutions alternatives, c'est encore lui ! Le salut de la planète, c'est toujours lui ! Plus aucun doute : le fond de l'air est vert ; l'environnement sera le grand pivot de l'économie politique du XXIè siècle. A chaque poussée de catastrophisme correspond désormais une volée de « solutions industrielles ».

L'insurrection qui vient - Comité invisible (1) : sur l'idéologie du travail

L'ordre du travail fut l'ordre d'un monde. L'évidence de sa ruine frappe de tétanie à la seule idée de tout ce qui s'ensuit. Travailler, aujourd'hui, se rattache moins à la nécessité économique de produire des marchandises qu'à la nécessité politique de produire des producteurs et des consommateurs, de sauver par tous les moyens l'ordre du travail. Se produire soi-même est en passe de devenir l'occupation dominante d'une société où la production est devenue sans objet : comme un menuisier que l'on aurait dépossédé de son atelier et qui se mettrait, en désespoir de cause, à se raboter lui-même. De là le spectacle de tous ces jeunes qui s'entraînent pour leur entretien d'embauche, qui se font blanchir les dents pour un meilleur avancement, qui vont en boîte de nuit pour stimuler l'esprit d'équipe, qui apprennent l'anglais pour booster leur carrière, qui divorcent ou se marient pour mieux rebondir, qui font des stages de théâtre pour devenir des leaders ou de développement personnel pour mieux « gérer les conflits » –  «  le 'développement personnel' le plus intime, prétend un quelconque gourou, mènera à une meilleure stabilité émotionnelle, à une ouverture relationnelle plus aisée, à une acuité intellectuelle mieux dirigée, et donc à une meilleure performance économique ». le grouillement de tout ce petit monde qui attend avec impatience d'être sélectionné en s'entraînant à être naturel relève d'une tentative de sauvetage de l'ordre du travail par une éthique de mobilisation. Etre mobilisé, c'est se rapporter au travail non comme activité mais comme possibilité. Si le chômeur qui s'enlève ses piercing, va chez le coiffeur et fait des « projets » travaille bel et bien « à son employabilité » comme on dit, c'est qu'il témoigne par là de sa mobilisation.
(...)
S'organiser par-delà et contre le travail, déserter collectivement le régime de la mobilisation, manifester l'existence d'une vitalité et d'une discipline dans la démobilisation même est un crime qu'une civilisation aux abois n'est pas près de nous pardonner ; c'est en effet la seule façon de lui survivre.

L'insurrection qui vient (éd. La Fabrique 2007) - 
3ème cercle - « La vie, la santé, l'amour sont précaires ; pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? »