vendredi 1 avril 2016

Le spectateur émancipé – Jacques Rancière, 2008

Les réformateurs du théâtre ont reformulé l’opposition platonicienne entre chorée et théâtre comme opposition entre vérité du théâtre et simulacre du spectacle. Ils ont fait du théâtre le lieu où le public passif des spectateurs devait se transformer en son contraire : le corps actif d’un peuple mettant en acte son principe vital. […]
Telle est la première conviction que les réformateurs théâtraux partagent avec les pédagogues abrutisseurs : celle du gouffre qui sépare deux positions. Même si le dramaturge ou le metteur en scène ne savent pas ce que qu’ils veulent que le spectateur fasse, ils savent au moins une chose : ils savent qu’il doit faire une chose, franchir le gouffre qui sépare l’activité de la passivité.
Mais ne pourrait-on pas inverser les termes du problème en demandant si ce n’est pas justement la volonté de supprimer la distance qui crée la distance ? Qu’est-ce qui permet de déclarer inactif le spectateur assis à sa place, sinon l’opposition radicale préalablement posée entre l’actif et le passif ? Pourquoi identifier regard et passivité, sinon par le présupposé que regarder veut dire se complaire à l’image et à l’apparence en ignorant la vérité qui est derrière l’image et la réalité à l’extérieur du théâtre ? Pourquoi assimiler écoute et passivité sinon par le préjugé que la parole est le contraire de l’action ? Ces oppositions – regarder/savoir, apparence/réalité, activité/passivité – sont tout autre chose que des oppositions logiques entre termes bien définis. Elles définissent proprement un partage du sensible, une distribution a priori des positions et des capacités et incapacités attachées à ces positions. Elles sont des allégories incarnées de l’inégalité. C’est pourquoi l’on peut changer la valeur des termes, transformer le « bon » terme en mauvais et réciproquement sans changer le fonctionnement de l’opposition elle-même. Ainsi l’on disqualifie le spectateur parce qu’il ne fait rien, alors que les acteurs sur la scène ou les travailleurs à l’extérieur mettent leur corps en action. […]
L’émancipation, elle, commence quand on remet en question l’opposition entre regarder et agir, quand on comprend que les évidences qui structurent ainsi les rapports du dire, du voir et du faire appartiennent elles-mêmes à la structure de la domination et de la sujétion. Elle commence quand on comprend que regarder est aussi une action qui confirme ou transforme cette distribution des positions. Le spectateur aussi agit, comme l’élève ou le savant. Il observe, il sélectionne, il compare, il interprète. Il lie ce qu’il voit à bien d’autres choses qu’il a vues sur d’autres scènes, en d’autres sortes de lieux. Il compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui.
[…] Ils sont à la fois ainsi des spectateurs distants et des interprètes actifs du spectacle qui leur est proposé. […]
Le dramaturge ou le metteur en scène voudrait que les spectateurs voient ceci et qu’ils ressentent cela, qu’ils comprennent telle chose et qu’ils en tirent telle conséquence. C’est la logique du pédagogue abrutissant, la logique de la transmission droite à l’identique : il y a quelque chose, un savoir, une capacité, une énergie qui est d’u côté – dans un corps ou un esprit – et qui doit passer dans un autre. Ce que l’élève doit apprendre est ce que le maître lui apprend. Ce que le spectateur doit voir est ce que le metteur en scène lui fait voir. Ce qu’il doit ressentir est l’énergie qu’il communique. A cette identité de la cause et de l’effet qui est au cœur de la logique abrutissante, l’émancipation oppose leur dissociation. C’est le sens du paradoxe du maître ignorant : l’élève apprend du maître quelque chose que le maître ne sait pas lui-même. Il l’apprend comme effet de la maîtrise qui l’oblige à chercher et vérifie cette recherche. Mais il n’apprend pas le savoir du maître.
On dira que l’artiste, lui, ne veut pas instruire le spectateur. Il se défend aujourd’hui d’utiliser la scène pour imposer une leçon ou faire passer un message. Il veut simplement produire une forme de conscience, une intensité du sentiment, une énergie pour l’action. Mais il suppose toujours que ce qui sera perçu, ressenti, compris est ce qu’il a mis dans sa dramaturgie ou sa performance. Il présuppose toujours l’identité de la cause et de l’effet. Cette égalité supposée entre la cause et l’effet repose elle-même sur un principe inégalitaire : elle repose sur le privilège que s’octroie le maître, la connaissance de la « bonne » distance et du moyen de la supprimer. Mais c’est là confondre deux distances bien différentes. Il y a la distance entre l’artiste et le spectateur, mais il y a aussi la distance inhérente à la performance elle-même, en tant qu’elle se tient, comme un spectacle, une chose autonome, entre l’idée de l’artiste et la sensation ou la compréhension du spectateur. [… La performance] n’est pas la transmission du savoir ou du souffle de l’artiste au spectateur. Elle est cette troisième chose dont aucun n’est propriétaire, dont aucun ne possède le sens, qui se tient entre eux, écartant toute transmission à l’identique, toute identité de la cause et de l’effet.
[…]
Nous n’avons pas à transformer les spectateurs en acteurs et les ignorants en savants. Nous avons à reconnaître le savoir à l’œuvre dans l’ignorant et l’activité propre au spectateur. Tout spectateur est déjà acteur de son histoire, tout acteur, tout homme d’action spectateur de son histoire.

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