Le 15 mai, dans une zone désertique des environs de Ciudad Juárez, on découvrit le corps d’une autre jeune femme cruellement meurtri, dont on avait abusé sexuellement. Le corps de la victime était décharné, à demi nu, mais les traces de strangulation étaient encore visibles. Il avait été exposé pendant quinze jours dans le lit d’un ruisseau et fut trouvé par un paysan qui s’était rendu dans cet endroit afin d’y rechercher des animaux égarés.
L’organisation locale Femmes contre la violence exigea qu’on constitue une équipe spécialisée afin d’enquêter sur ces crimes. Celle-ci devait comprendre un personnel technique incluant des chimistes, des anthropologistes et des criminologues.
On comptait deux fillettes parmi les dernières victimes. Au mois de juin, deux adolescentes de 15 ans disparaissaient.
Les autorités fédérales et celles de l’État du Chihuahua tentèrent de minimiser les faits. Quelques jours avant la découverte des corps, le président de la République, Ernesto Zedillo Ponce de León, s’était rendu à Ciudad Juárez sans faire la moindre déclaration concernant les homicides de femmes et la violence dont celles-ci étaient victimes à la frontière.
Les médias non plus ne semblaient pas accorder beaucoup d’importance aux crimes de nature misogyne commis à Ciudad Juárez.
Les autorités de l’État de Chihuahua avaient inculpé certains individus au terme de procès bancals dès le départ (pressions exercées sur les témoins, preuves nulles ou fragiles, fausses déclarations, négligences dans les pratiques criminalistes, etc.).
Mais le pire, c’est qu’en dépit de toutes ces accusations, de nouveaux corps continuaient d’apparaître. Le mépris, l’amnésie des autorités étaient devenus des arguments politiques. Pendant ce temps, les « féminicides » se poursuivaient.
Dans leur ouvrage The Politics of Woman Killing, Jane Caputi et Diana E. H. Russel écrivent que dans le cadre des sociétés anglaises et nord-américaines, où le sexisme est le même que dans d’autres pays tels que le Mexique, la misogynie ne se traduit pas seulement par la violence exercée à l’encontre des femmes, mais a des répercussions sur la façon dont les médias relatent les crimes.
Selon ces féministes, « les meurtres de femmes, les viols et les mauvais traitements sont ignorés de multiples manières ou traités avec sensationnalisme par la presse selon la race de la victime, sa catégorie sociale et ses attraits physiques (des critères typiquement masculins) ». la police et les mass media deviennent plus nébuleux dès lors qu’il s’agit de crimes contre les femmes de couleur, pauvres, lesbiennes, prostituées ou droguées. En général, l’apathie est étroitement liée à l’usage de stéréotypes dénigrants qui conduisent à rejeter la faute sur les victimes.
Les propos de Jane Caputi et E. H. Russel se vérifient dans l’affaire des mortes de Juárez, de jeunes anonymes issues pour la plupart de familles pauvres, travaillant souvent à l’usine. Autant que leurs familles, les victimes ont connu le mépris ou été accusées de négligence, d’imprudence ou même d’avoir mené une double vie qui les a exposées à des risques criminels. Plus d’une fois, les fonctionnaires de police judiciaire ont sermonné les familles, qu’ils accusaient d’avoir « manqué à leurs obligations » préventives auprès des mineures placées sous leurs responsabilité. À la douleur d’avoir perdu une fille, à l’impunité révoltante dont jouissent les meurtriers et à l’inefficacité de policière ou ministérielle est venue s'ajouter l'humiliation publique.
Les indices de crimes portent à croire que l'auteur des meurtres agit selon le même schéma organisé. Les mortes de Juárez constituent un bon exemple de la vulnérabilité décrite par John E. Douglas dans son ouvrage Crime classification manual : ce sont des filles jeunes sans grande force physique, célibataires, employées, vivant souvent seules. Elles sont « victimes à bas risque » qui trouvent la mort parce qu’elles croisent la route de l’assassin lorsque celui-ci cherche une proie.
Dans une zone frontalière comme Ciudad Juárez, le flux migratoire et le nomadisme culturel accroissent ces probabilités, le principal problème de cette ville étant sa surpopulation mobile. Excès de gens, excès de désert, vulnérabilité extrême des femmes.
Face aux carences de la loi, aucune intégrité symbolique ne vient faire contrepoids au sein de la société, ni comme ensemble, ni comme frein au crime. D’autant moins dans le cas des mortes de Juárez ou le crime extrême symbolise l’horreur, les pulsions malignes, étranges et inquiétantes dirigées contre les femmes.
Des os dans le désert :
une volumineuse enquête de Sergio Gonzáles Rodríguez, journaliste mexicain ; publiée en 2002 et en français aux éditions Passage du Nord-Ouest en 2007
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