samedi 16 avril 2016

Le sanglot de l'homme noir - Alain Mabanckou, 2012



Chapitre : les soleils des indépendances

Je suis né après les soleils des indépendances, mais Ils furent si incandescents, cramant toute la flore africaine, asséchant les cours d'eau et repoussant la faune au cœur de la brousse, que j'ai hérité d'un teint qui rappelle leur chaleur, et surtout la liesse, ces effusions interminables tandis que retentissait la voix du musicien congolais Grand Kalle chantant Indépendance Cha Cha. J'ai vu des images en noir en blanc de cette période. La fierté d'antan était ainsi de retour. Le Nègre pouvait assumer son histoire, choisir son chemin, ne plus courber l'échine. Sur les photos que me montrait mon père, je revois Lumumba descendre de l'avion à l'aéroport de Kinshasa, accueilli par une foule immense. Ses grosses lunettes. Sa chevelure, avec une raie au milieu. Il est grand, souriant. Il vient de discuter avec les Belges. Son discours adressé aux anciens colonisateurs n'était pas prévu, mais il a pris la parole de manière intempestive. Il a d'ailleurs écrit son texte à la hâte pendant que les autres se relayaient à la tribune. Il est hors de lui car, en ce 30 juin 1960, le roi Baudouin n'a, en somme, prononcé qu'un éloge de la colonisation. La Belgique aurait tout apporté aux Congolais, qui lui devront une reconnaissance sans mesure. La Belgique aurait décidé d'elle-même d'accorder l'indépendance au Congo. Lumumba piaffe d'impatience pendant que le roi parle, et il griffonne avec de plus en plus de frénésie. Il sait que les mots qui sortiront de sa bouche jetteront de l'huile sur le feu. Il se lève, surprend le service du protocole et lâche :
« Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des Nègres...
« Qui oubliera, enfin, les fusillades où périrent tant de nos frères, ou les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient pas se soumettre à un régime d'injustice, d'oppression et d'exploitation ? »
Deux conceptions de l'histoire s'opposent. Celle du colon, qui justifie, et celle du colonisé, qui condamne. C'est connu : le chasseur et le gibier n'auront jamais la même vision d'une partie de chasse.
Mais je revois aussi la silhouette un peu effacée de Mobutu, juste derrière Lumumba, qu'il allait assassiner très vite avec la complicité des pays occidentaux. Trop d'allégresse annonce souvent de prochaines intempéries. A force de jubiler, nous ne voyions pas que nous n'étions devenus nos propres maîtres que sur le papier. On compte encore des esprits malins qui croient obstinément en l'indépendance totale de l'Afrique. On leur donne raison, sur le papier toujours. Pourtant, faut-il le rappeler, ce qui est écrit peut être fictif. Un être indépendant est surtout et avant tout un être qui a choisi de se définir lui-même, et, par voie de conséquence, d'assumer cette définition. Or, pour ce qui est d'assumer, les indépendances africaines ont laissé plus de malades que de guéris, plus de pays fantômes que de nations organisées. Et même lorsque les plus enthousiastes font vibrer la corde du militantisme et de l'intégrité d'une Afrique souveraine, c'est sur les vestiges de la colonisation que cette musique jaillit. Quand la conscience est hantée par un fait historique, elle a tendance à se réfugier dans le mythe — et, du mythe à la mythomanie, le pas est très vite franchi.

Nous avions longtemps rêvé des soleils des indépendances, et lorsque ceux-ci se sont levés nous avons ferme les yeux, éblouis. Quand nous les avons rouverts, nos États ressemblaient à des ombres mouvantes, gouvernés par des ogres dont l'appétit croissait au rythme de nos angoisses.
Pour un continent qui avait subi tout ce que l'histoire avait connu de plus sombre, ce devait être enfin le moment de relever la tête, de prendre notre destin en main. Au lieu de ça, nous avons passé notre temps à faire un inventaire. L'ancien colonisateur nous regardait d'un œil amusé. Notre maladresse arrangeait les affaires de ceux qui avaient perdu de vastes territoires et des richesses foisonnantes. Nous avions oublié que l'existence se construit en conjuguant nos verbes au présent. Nous étions plongés dans notre entreprise folle : le bilan des valeurs nègres. Nous vivions ainsi dans le passé, un passé naturellement glorieux, sans guerre, sans heurts, où régnait un peuple africain homogène — le plus grand leurre. C'était le paradis d'avant l'arrivée du Blanc qu'il fallait retrouver. Il fallait bâtir des sociétés traditionnelles, il fallait faire revivre l'éclat d'autrefois, il fallait porter des peaux de léopard dans un élan d'authenticité qui galvanisait les populations. Et si un gouvernement appauvrissait un pays du continent, ce n'était pas grave, c'était la faute au Blanc.
Dans cette volonté de poser nos malheurs devant le tribunal de la conscience, il nous fallait en effet un accuse. Nous l'avions devant nous : le Blanc. En somme, c'était le Blanc qui nous paralysait. C'était le Blanc qui avait décapité nos rêves, brûlé nos dieux, changé nos mœurs, vidé nos campagnes, corrompu nos villes devenues « cruelles ».
Quels arguments fallait-il encore retenir pour mieux excuser notre inertie ? Nous en disposions a foison. On nous a poussés à philosopher hors de la case à la palabre au motif que la philosophie des Lumières était plus lumineuse.
On a remplacé notre émotion nègre par la raison hellène. On nous a fait croire que la pensée ne pouvait pas être noire.
La raison était forcément blanche, aryenne si possible.
Nous étions un peuple de paresseux.
Montesquieu l'avait écrit : nous autres, les gens du Sud, étions faibles comme des vieillards, tandis que les gens du Nord étaient vigoureux grâce à leur climat froid. Qui pouvait nier de telles évidences écrites de la main d'un des plus grands esprits de la philosophie occidentale ? Les gens du Nord étaient tous intelligents, beaux, forts. Nous autres, gens du Sud, étions « ceux qui [n'avaient] inventé ni la poudre ni la boussole », « ceux qui [n'avaient] jamais su dompter la vapeur ni l'électricité », « ceux qui [n'avaient] exploré ni les mers ni le ciel ». C'était à nous désormais de crier urbi et orbi que nous étions « ceux sans qui la terre ne serait pas la terre ». Aimé Césaire, dans le Cahier d'un retour au pays natal, s'est chargé de cette mission épique :
« Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes ; que les pulsations de l'humanité s'arrêtent aux portes de la négrerie ; que nous sommes un fumier ambulant hideusement prometteur de cannes tendres et de coton soyeux et l'on nous marquait au fer rouge et nous dormions dans nos excréments et l'on nous vendait sur les places et l'aune de drap anglais et la viande salée d'Irlande coûtaient moins cher que nous, et ce pays était calme, tranquille, disant que l'esprit de Dieu était dans ses actes. »
Et si la voix de la poésie était trop impénétrable pour le commun des mortels, le même Césaire avait choisi la forme d'un « discours ». Le colonialisme est forcément un asservissement. L'Europe aura commis l'un des crimes les plus crapuleux de l'histoire en imposant sa vision du monde aux autres peuples.
Or voilà que le cours des choses se précipitait. La fin des années cinquante et le début des années soixante annonçaient une ère nouvelle. Les Blancs décampaient de gré ou de force. Déjà, en 1947, les Malgaches s'étaient soulevés, perdant dans leur désir d'émancipation plus de cent mille âmes. D'autres pays dominés furent gagnés par la fièvre : en 1954, les Algériens se lançaient dans une insurrection tandis que les Tunisiens accédaient à l'indépendance deux ans plus tard. En 1959, on comptait presque une dizaine de pays africains indépendants, et, en 1960, plus du double.
Qu’à ce la ne tienne, les colonisateurs avaient un « plan B » : ils avaient « formé » quelques hommes à leur image. Des hommes qui auraient la peau noire et un masque blanc. Des hommes qui « inconsciemment » les remplaceraient et seraient leurs yeux et leurs oreilles sur le continent noir. Certains de ces homes avaient participé aux guerres mondiales pour defender l’empire français. D’autres avaient été membres de l’Assemblée nationale française. Certains deviendraient des présidents de la République. D’autres, des ambassadeurs, des ministres, etc. Ils avaient des passeports français. Ils avaient des villas en Europe.
En Afrique noire, la Guinée eut le courage de dire non à la France, au grand dam du général de Gaulle, qui croyait que les Africains, appelés à se prononcer sur leur indépendance, allaient inévitablement requérir la protection de l’empire. La Guinée a donc inauguré la période de l’ « ingratitude » à l’égard de la France. Et son président, Sékou Touré, comme celui qui avait osé contredire la parole d’un homme d’État français mesurant presque deux mètres et à qui son courage pendant la guerre garantissait un respect indubitable.
Mais voilà, des noms de « rebelles » résonnaient désormais sur le continent noir : Kwame Nkrumah, Patrice Lumumba… Derrière ces noms, une autre idéologie, des liens avec d’autres pays du Nord, en particulier l’Union Soviétique. Ou encore de petits pays solidaires des nations du Tiers-monde, Cuba en tête.

Les indépendances, c’était aussi le face-à-face entre le monde traditionnel et le monde moderne. Cravate ou pas cravate ? Vin rouge ou vin de palme ? Langue française ou langues africaines ? École des Blancs ou sagesse ancestrale ? C’était le début d’une « aventure ambiguë ». (…)
Si sur le papier nos nations avaient été décolonisées, la « colonisation de la conscience », sans doute la plus dévastatrice, rongeait chaque individu. Nous acceptions de manière quasi systématique notre image dessinée grossièrement par les colons. Ce « portrait du colonise » — qui demeure encore palpable de nos jours — a façonné notre manière de penser a un point tel qu'il y aura toujours quelques individus pour soutenir que « les choses allaient mieux avec les Blancs ».
Et les dirigeants africains n’ont jamais axé leur politique sur cette question de la conscience. Ils ont plutôt recopié le modèle occidental de gouvernance. Certains des chefs d'État, piqués par le culte de la personnalité, comptent désormais parmi les personnages les plus cocasses — mais aussi les plus tragiques — de l'histoire : Id' Amin Dada, Jean-Bedel Bokassa, Mobutu Sese Seko. Quoi d'étonnant si ces mégalomanes firent l'objet de romans, comme leurs homologues d'Amérique latine ? Les indépendances auront ainsi engendré le personnage du dictateur dans la littérature d'Afrique noire francophone. Elles ont aussi inventé, en contrepartie, le personnage du rebelle, comme dans La Vie et demie de Sony Labou Tansi.
Les soleils des indépendances n’allaient pas tarder à recouvrir le ciel d’Afrique d’un nuage sombre. La prolifération des conflits ethniques, les assassinats politiques, les « coups d’Etat permanents », deviennent autant de spécificités africaines. Le mot démocratie semble banni du vocabulaire de nos dirigeants. La pauvreté attribuée au continent tranche avec l’inventaire des richesses du sous-sol laissées à l’exploitation de ceux-là même qui furent naguère les dominateurs. Et lorsqu’un pays a la hardiesse de remettre les pendules à l’heure, l’ancienne puissance lui fabrique un opposant de toutes pièces. On lui donne les armes et on l’accompagne dans sa conquête du pouvoir. Pendant que les balles crépitent, les contrats se signent sous les tentes.
Nous sommes comptables de notre faillite. Nous n’avons pas su trancher le nœud et assumer notre maturité. Par notre silence, par notre inertie, nous avons permis l’émergence des pantins qui entraînent les populations dans le gouffre, avec pour point de non-retour le dernier génocide du XXe siècle, celui qui s’est déroulé sous nos yeux au Rwanda. Il a pu avoir lieu parce que nous avons intégré l’image que l’Occident se faisait de nous. Hutus : traits grossiers, barbarie, imbécillité. Tutsis : traits fins, intelligence, proximité avec le monde civilisé. Et tandis que ces « deux camps » s’entretuaient, l’Occident déployait son armée sous le prétexte fallacieux de protéger ses ressortissants. À l’ONU, on discute longtemps de la sémantique –génocide ou pas génocide ?- pendant que les massacres se poursuivaient.
En réalité — et c’est ce que je retiens de ce demi-siècle funeste de notre prétendue autonomie —, nous ne sommes pas les enfants des indépendances, nous sommes les enfants de l’après génocide rwandais. Un génocide rendu possible par une colonisation qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours par des moyens détournés. L’Afrique n’a jamais été aussi tributaire de ses anciens maîtres. Pour le grand malheur de ses populations. Mais au-delà de la responsabilité qu’on peut imputer à l’Occident, les Africains sont également présents au banc des accusés…

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