lundi 26 octobre 2009

Un enfant du pays – Richard Wright (2)

[Etats-Unis, années 30. 
Bigger, jeune noir pauvre et en colère, vient de tuer accidentellement une fille blanche avant de faire disparaître son corps. Le meurtre n'a pas encore été découvert. Il est rentré chez lui, dans sa maison familiale]

Il détestait cette pièce et tous ses occupants, lui inclus. Pourquoi étaient-ils donc obligés de vivre ainsi, lui et les siens ? Qu’avaient-ils fait ? Peut-être qu’ils n’avaient rien fait. Peut-être qu’il étaient condamnés à vivre ainsi précisément pour cette raison qu’aucun d’entre eux n’avaient jamais fait grand-chose de bien ou de mal.
(...)
Il était là, assis avec eux, et ils ne savaient pas qu’il avait assassiné une blanche, qu’il lui avait tranché la tête et qu’il avait brûlé son cadavre. La pensée de l’acte qu’il avait commis, son atrocité même, l’audace qui s’associait à de semblables actes lui constituaient pour la première fois, dans sa vie dominée par la peur, une barrière protectrice contre le monde qu’il redoutait. Il avait assassiné et il s’était créé une existence neuve. C’était quelque chose qui lui appartenait en propre et pour la première fois de sa vie il possédait quelque chose que les autres ne pouvaient pas lui retirer. 


Un enfant du pays – Richard Wright (1)

[Bigger, jeune Noir de Detroit, se retrouve au service d’une famille de riches Blancs. La fille, Mary, fréquente Jan, militant communiste pour la cause des Noirs.]

« Ne m’appelle pas ‘monsieur’. Je t’appellerai Bigger et toi tu m’appelleras Jan. C’est comme ça que ça se passera entre nous. Ca te va ? »
Bigger ne répondit pas. Mary souriait. Jan tenait toujours solidement sa main et Bigger avait penché sa tête de façon à n’avoir qu’à détourner les yeux pour regarder la rue lorsqu’il voulait éviter le regard de Jan. Il entendit Mary qui riait doucement.
« Rassure-toi, Bigger, Jan est tout à fait sérieux ».
Le sang lui montait à la tête. Qu’elle aille se faire foutre ! Est-ce qu’elle se moquait de lui ? Est-ce qu’ils se fichaient de lui, tous les deux ? Qu’est-ce qu’ils lui voulaient ? Pourquoi ne le laissaient-ils pas tranquilles ? Il ne les gênait pas. Oui, avec des gens de cette espèce, on pouvait s’attendre à n’importe quoi. Tout son corps, tout son esprit se concentraient dans une direction unique : il essayait désespérément de comprendre. Il se sentait idiot, assis derrière ce volant avec sa main dans celle d’un blanc. Que penseraient les passants ? Il était terriblement conscient de sa peau noire et se sentait de plus en plus convaincu que c’était Jan et ses semblables qui s’arrangeaient pour qu’il en fût ainsi. Les Blancs ne méprisaient-ils pas les noirs ? Alors pourquoi Jan se conduisait-il de cette façon ?Pourquoi Mary se tenait-elle aussi, l’air tout agitée, les yeux brillants ? Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien manigancer ? Peut-être qu’ils ne le méprisaient pas ? Mais ils lui faisaient sentir sa peau noire rien qu’en restant plantés là à la dévisager, l’un lui tenant la main et l’autre lui souriant. A cet instant, il avait l’impression de ne plus avoir d’existence physique ; il était quelque chose qu’il détestait, le symbole de la honte qu’il savait inhérente à la peau noire. Il se trouvait dans une région pleine d’ombre, un no man’s land à la frontière du monde des blancs et du monde des noirs qui était le sien. Il se sentait nu, transparent, il sentait qu’après avoir contribué à son abaissement, à sa déformation, ce blanc le relevait pour le considérer avec curiosité et se distraire. A cet instant précis, il éprouvait envers Mary et de Jan une haine muette, froide et inexprimable.
Jan retira sa main.
1ère partie - la peur

mercredi 7 octobre 2009

"Définition de l'opprimé" - Christiane Rochefort

Il y a un moment où il faut sortir les couteaux.
C'est juste un fait. Purement technique.
Il est hors de question que l'oppresseur aille comprendre de lui-même qu'il opprime, puisque ça ne le fait pas souffrir : mettez-vous à sa place. Ce n'est pas son chemin.
Le lui expliquer est sans utilité. L'oppresseur n'entend pas ce que dit son opprimé comme un langage mais comme un bruit. C'est dans la définition de l'oppression.
En particulier les "plaintes" de l'opprimé sont sans effet, car naturelles. Pour l'oppresseur il n'y a pas d'oppression, forcément, mais un fait de nature.
Aussi est-il vain de se poser comme victime : on ne fait par là qu'entériner un fait de nature, que s'inscrire dans le décor planté par l'oppresseur.
L'oppresseur qui fait le louable effort d'écouter (libéral intellectuel) n'entend pas mieux.
Car même lorsque les mots sont communs, les connotations sont radicalement différentes. C'est ainsi que de nombreux mots ont pour l'oppresseur une connotation-jouissance, et pour l'opprimé une connotation-souffrance. Ou : divertissement-corvée. Ou : loisir-travail. Etc. Allez donc causer sur ces bases.
C'est ainsi que la générale réaction de l'oppresseur qui a "écouté" son opprimé est en gros : mais de quoi diable se plaint-il ? Tout ça, c'est épatant.
Au niveau de l'explication, c'est tout à fait sans espoir. Quand l'opprimé se rend compte de ça, il sort les couteaux. Là on comprend qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Pas avant.
Le couteau est la seule façon de se définir comme opprimé. La seule communication audible.
Peu importent le caractère, la personnalité, les mobiles actuels de l'opprimé.
C'est le premier pas réel hors du cercle.
C'est nécessaire.


Texte de la présentation du livre "Scum Manifesto" de Valérie Solanas

vendredi 25 septembre 2009

Sur la télévision - Pierre Bourdieu (à propos du traitement des faits divers)

Les faits divers ont toujours été la pâture préférée de la presse à sensations ; le sang et le sexe, le drame et le crime ont toujours fait vendre (…). Les faits divers, ce sont aussi des faits qui font diversion. Les prestidigitateurs ont un principe élémentaire qui consiste à attirer l’attention sur autre chose que ce qu’ils font. Une part de l’action symbolique de la télévision, au niveau des informations par exemple, consiste à attirer l’attention sur des faits qui sont de nature à intéresser tout le monde (…). Des faits qui, comme on dit, ne doivent choquer personne, qui sont sans enjeu, qui ne divisent pas,, qui font le consensus, qui intéressent tout le monde mais sur un ode tel qu’ils ne touchent à rien d’important. Le fait divers, c’est cette sorte de denrée élémentaire, rudimentaire, de l’information qui est très importante parce qu’elle intéresse tout le monde sans tirer à conséquence et qu’elle prend du temps, du temps qui pourrait être employé pour dire autre chose. Or le temps est une denrée extrêmement rare à la télévision. Et si l’on emploie des minutes si précieuses pour dire des choses si futiles, c’est que ces choses si futiles sont en fait très importantes dans la mesure où elles cachent des choses précieuses. Si j’insiste sur ce pont, c’est qu’on sait par ailleurs qu’il y a une proportion très grande de gens qui ne lisent aucun quotidien ; qui sont voués corps et âme à la télévision comme source unique d’information. La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d’une partie très importante de la population. Or, en mettant l’accent sur les faits divers, en remplissant ce temps rare avec du vide, du rien ou du presque rien, on écarte les information pertinentes que devraient posséder le citoyen pour exercer ses droits démocratiques. Par ce biais, on s’oriente vers une division, en matière d’information, entre ceux qui peuvent lire les quotidiens dits sérieux, si tant est qu’ils resteront sérieux du fait de la concurrence de la télévision, ceux qui ont un accès aux journaux internationaux, aux chaînes de radio en langue étrangère, et, de l’autre côté, ceux qui ont pour tout bagage politique l’information fournie par la télévision, c’est-à-dire à peu près rien.

  Chapitre 1 – le plateau et ses coulisses – une censure invisible

vendredi 14 août 2009

Mémoires d'Hadrien - Marguerite Yourcenar

Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer l’esclavagisme : on en changera tout au plus le nom. Je suis capable d’imaginer des formes de servitudes pires que les nôtres, parce que plus insidieuses : soit qu’on réussisse à transformer les hommes en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu’elles sont asservies, soit qu’on développe chez eux, à l’exclusion des loisirs et des plaisirs humains, un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares.
Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar, 1951

C’est pour ton bien – Alice Miller

Nous admirons ceux qui font de la résistance dans les états totalitaires, et nous nous disons : ils ont du courage ou une « morale solide », « ils sont restés fidèles à leurs principes », ou quelque chose comme ça. (…) la vérité : l’individu qui, au sein d’un régime totalitaire, refuse de s’adapter, ne le fait guère par sens du devoir, ni par naïveté, mais parce qu’il ne peut pas faire autrement que de rester fidèle à lui-même. Plus je me penche sur ces questions, plus j’ai tendance à penser que le courage, l’honnêteté et l’aptitude à aimer les autres ne doivent pas être considérés comme des vertus, ni comme des catégories morales, mais comme les conséquences d’un destin plus ou moins clément.
La morale et le sens du devoir sont des prothèses auxquelles il faut recourir lorsqu’il manque un élément capital. Plus la répression des sentiments a été profonde dans l’enfance, plus l’arsenal d’armes intellectuelles et la réserve de prothèses morales doivent être importants, car la morale et le sens du devoir ne sont ni des sources d’énergie, ni le terrain propice aux véritables sentiments humains. (…) Un individu qui a des sentiments vivants ne peut qu’être lui-même. Il n’a pas d’autre solution s’il ne veut pas se perdre. Le refus, le rejet, la perte d’amour et les outrages ne lui sont pas indifférents, il les redoute donc, mais il ne veut pas perdre son soi, une fois qu’il s’est formé.

chapitre : "l'éducation ou la persécution du vivant"

Mein Kampf - Adolf Hitler

[La méthode de propagande d'un leader d'extrême-droite : spéculer sur une réalité indéniable pour promouvoir des idées totalitaires, pétries de haine. C'est ce que faisait Adolf Hitler, qui avouait :
"Quelle chance pour ceux qui gouvernent que les hommes ne pensent pas."]


Dans deux pièces d’une cave habite une famille de sept travailleurs. Sur les cinq enfants, un marmot de trois ans. C’est l’âge où un enfant prend conscience. […] L’étroitesse et l’encombrement du logement,sont une gêne de tous les instants : des querelles en résultent. Ces gens ne vivent pas ensemble mais sont tassés les uns sur les autres. Les minimes désaccords qui se résolvent d’eux-mêmes dans une maison spacieuse occasionnent ici d’incessantes disputes. […] Quand il s’agit des parents, les conflits quotidiens deviennent souvent grossiers et brutaux à un point inimaginable. Et les résultats de ces leçons de choses se font sentir chez les enfants. Il faut connaître ces milieux pour savoir jusqu’où peuvent aller l’ivresse, les mauvais traitements. Un malheureux gamin e six ans n’ignore pas des détails qui feraient frémir un adulte. […] ce petit citoyen s’en va à l’école publique et y apprend tout juste à lire et à écrire. Il n’est pas question de travail à la maison, où on lui parle de sa classe et de ses professeurs avec la pire grossièreté. Aucune institution humaine n’y est d’ailleurs respectée, depuis l’école jusqu’aux plus hauts corps de l’Etat ; religion, morale, nation et société, tout est traîné dans la boue. […] Les querelles commencent, et à mesure que l’homme se détache de sa femme, il se rapproche de l’alcool. […] Quand la nuit le ramène à la maison, le dimanche ou le lundi, ivre et brutal, mais les poches vides, des scènes pitoyables se déroulent…



Mein Kampf

La révolution inconnue – Voline (1947)


Début du 20è siècle. 

Les idées socialistes et révolutionnaires percent parmi les ouvriers, de plus en plus nombreux à avoir quitté les campagnes pour les grandes industries florissantes. Après une période de timides réformes vers la fin du siècle précédent, le gouvernement revient à une pure  tyrannie et à une répression violente afin d'enterrer toute velléité de changement parmi le peuple. 

Voline, acteur majeur de la révolution russe, en raconte la genèse. 
Ici, il parle de l'entrisme que pratiquait le gouvernement russe au sein de la population ouvrière, pour la tenir éloignée des tentations subversives.


XXè siècle. Evolution précipitée – progrès révolutionnaires – dérivatifs (1900-1905).


L'extension rapide de l'activité révolutionnaire à partir de l'année 1900 préoccupait beaucoup le gouvernement. Ce qui l'inquiétait surtout, c'était les sympathies que la propagande ganait dans la population ouvrière. Malgré leur existence illégale, donc difficile, les deux partis socialistes [parti social-démocrate, d'influence marxiste, et parti socialiste-révolutionnaire, en désaccord avec la doctrine marxiste] possédaient dans les grandes villes des comités, des cercles de propagande, des imprimeries clandestines et des groupes assez nombreux. Le parti socialiste-révolutionnaire réussissait à commettre des attentats qui, par leur éclat, attiraient sur lui l'attention et même l'admiration de tous les milieux [attentats de ministres de l'intérieur, du gouverneur de Moscou... le but était de viser « les hauts fonctionnaires trop zélés ou trop cruels »]. Le gouvernement jugea insuffisants ses moyens de défense et de répression : la surveillance, le mouchardage, la provocation, la prison, les pogromes, etc. 


Le post-exotisme en 10 leçons, leçon 11 – Antoine Volodine.

[Dans cette histoire, l'auteur décrit un futur proche, un régime capitaliste totalitaire, pas très différent de nos sociétés occidentales actuelles. Il y a plusieurs narrateurs : ce sont des écrivains et des prisonniers politiques. Ils ont pratiqué l’action directe, le sabotage, ils ont tué des dirigeants qui leur semblaient responsables d’avoir broyé des vies au nom de l’idéologie du libre-échange, et ont écopé de peines de prison à vie. Survivant dans des conditions d'isolation extrême, ils ont développé des formes de littérature carcérale, des genres ayant des règles et des thèmes prédéfinis]

… je dirais que nous étions fermement unis sur tout, complices en tout, et sereins, ou presque, d’une sérénité stupéfiante, d’une sérénité que seuls les vainqueurs peuvent la connaître. Il est vrai que, dans le domaine littéraire, nous avions réalisé les objectifs de la première génération. Nous étions parvenus à un âge d’or et au fond de nos textes, l’ennemi n’était plus qu’une ombre fragile sur quoi nous avions désormais pouvoir de vie et de mort. L’extérieur n’était plus qu’une invention littéraire, un monde virtuel  que nous façonnions ou détruisions à notre guise. Cette sensation de liberté intellectuelle infinie venait peut-être du fait que l’extérieur ne s’intéressait plus aux prisonniers du quartier de haute sécurité ni à leur littérature. Dehors, le monde séculier sombrait dans des conflits atroces, de plus en plus éloignés de l’alternative “égalitarisme ou barbarie” qui avait inspiré, qui avait illuminé nos crimes durant les années 70 et 80. La barbarie ayant triomphé sur tous les plans, l’idée d’un combat destiné à se débarrasser d’elle devenait  tellement étrangère aux idéologues officiels, tellement abstruse, que les convictions que nous entretenions encore dans l’univers carcéral ne leur apparaissaient plus comme chargées de sens. Nul ne menait plus de polémique contre notre programme minimum et nul ne ferraillait contre notre programme maximum d’éradication des causes du malheur. L’égalitarisme avait été médiatiquement relégué au rang des causes non seulement perdues, mais désuètes et oubliées. L’époque s’accordait si peu à une dénonciation de nos méfaits, ou à des attaques contre notre archaïsme idéologique, que nos sympathisants appréhendés hors des murs se voyaient soumis à des traitements psychiatriques plutôt qu’enfermés chez nous dans des cellules disponibles du quartier de haute sécurité, dans les étages qui se vidaient au fur et à mesure des suicides, des mises à mort. Nous avions fini par comprendre que le système concentrationnaire où nous étions cadenassés était l’ultime redoute imprenable de l’utopie égalitariste, le seul espace terrestre dont les habitants fussent encore en lutte pour une variante de paradis.

jeudi 13 août 2009

Philosophie et géomancie - Mamadou Lamine Traoré (2)

[la Négritude décrite comme conscience aliénée du Noir]

La métaphysique senghorienne de l’originalité du Nègre souffre particulièrement du manque de rigueur (…)
Tout ce qu’écrit Senghor est beau, mais, hélas, vide. La source de sa négritude se trouve dans l’exil, un exil double qu’ont connu et que connaissent encore les intellectuels africains : l’exil à l’intérieur même de l’Afrique dès d’inscription à l’école maternelle européenne, prolongé et renforcé par l’exil en Europe. Là, l’Africain se trouve face à son image, celle que les Africains se font de lui et inévitablement, nécessairement il produit pour-soi et sur-soi, mais aussi de l’Afrique, une contre-image. Cette production imaginaire sera d’autant plus éloignée de la réalité que sera plus profond l’exil intérieur et plus grave le traumatisme subi face au regard de l’Autre.
La Négritude senghorienne traite principalement de ce Noir imaginaire, celui des Européens, hommes de la rue et ethnologues, et celui de l’Africain en exil. Ainsi vue, elle n’est que « parisiennisme » nègre ou, si l’on préfère, « nègrerie » parisienne.

Philosophie et géomancie - Mamadou Lamine Traoré

[à propos des griots :]

L’écrit facilite la construction de cet être toujours actualisé et c’est pourquoi les civilisation exclusivement orales, n’ayant donc qu’un actuel incomplet, sont extrêmement fragiles. La civilisation africaine en est une, malgré ses griots (*). Ceux-ci ont, en effet, la mémoire plus sélective que celle des historiens occidentaux. Leur savoir, s’il aide à jeter des jalons, ne peut suffire dans la reconstitution du passé africain. Le griot est plus un poète qu’un homme de science ; chaque parole qu’il exprime doit être acceptée par la communauté à laquelle il s’adresse. De sa bouche sort toujours la vérité car il en est le Maître. Sa vérité est plutôt d’ordre subjectif qu’objectif ; elle est plus proche de la parole du prêtre et du devin que de la vérité du mathématicien. 

* Les griots sont des « troubadours fonctionnaires », dépendants des grandes familles ou de certaines ethnies. Ils gardent en mémoire les hauts faits de ces familles et ethnies et se les transmettent de père en fils. Par exemple, l’histoire de l’Empire du Mali est rapportée dans une suite de paroles laudatives et hymnes adressés à la famille Soundiata, le plus brillant des empereurs du Mali. Les griots constituent une caste de maîtres du verbe attirés par le pouvoir et la richesse. 

Introduction à l'ouvrage "Philosophie et géomancie", 1979.

mercredi 8 avril 2009

Mama Black Widow - Iceberg Slim

[à propos de la liberté dont on dispose, seul ou en couple]

"Soldier, un bel homme comme toi, t'as déjà été marié ?"
La tête de Soldier pivota lentement. Paupières mi-closes il examina sa voisine.

Enfin il dit : "Non, Hattie, j'ai jamais été marié. Si tu veux savoir, je n'ai jamais vécu avec une femme plus de trois mois. Comme des légions d'hommes noirs je n'ai jamais trouvé une femme noire capable de m’inspirer, de nourrir ma force intérieure, de me libérer pour parvenir à être moi-même, un homme dans ce monde infernal de blancs !"
Du coup Hattie se recula, et le front plissé, elle aboya : "Allez, vas-y, nègre, dis-le : toutes les femmes noires sont des connes et les blanches c'est le pied !"
Mama ne bougeait pas, raidie sur son siège. Soldier la fixa droit dans les yeux : "Non, je ne dirais pas ça.  Beaucoup de femmes noires comprennent que des hommes noirs, condamnés à vivre dans cette fosse infernale où le blanc a le pouvoir de couper les vivres, de couper les services, de couper le fil de l'existence, ont besoin de leur aide. Il faut qu'elles combattent l'ennemi à leur côté, surtout qu'elles ne collaborent pas par sottise avec l'ennemi en l'aidant à détruire la famille noire. Celles qui ne comprennent pas ça et piétinent leurs hommes sont de pitoyables idiotes.



mardi 7 avril 2009

Si c'est un homme - Primo Levi

Primo Levi, en 1944, est déporté dans un camp de travail, avec d'autres hommes qui, après avoir été séparés de leurs familles, sont réduits à être des esclaves sans avenir et sans vie propre. Juifs, criminels, marginaux, gens du voyage, Grecs, Italiens, Polonais, Français, ils se retrouvent égaux dans le fond du fond.
Des travailleurs civils, parqués à part, les cotoient parfois, clandestinement ; mais ceux-ci constituent une caste plus "élevée" de travailleurs du camp.


"... pour les civils, nous sommes des parias. Plus ou moins explicitement, et avec toutes nuances qui vont du mépris à la commisération, les civils se disent que, pour avoir été condamnés à une telle vie, pour en être réduits à de telles conditions, il faut que nous soyons souillés de quelque faute mystérieuse et irréparable. Ils nous entendent parler dans toutes sortes de langues qu'ils ne comprennent pas et qui leur semblent aussi grotesques que des cris d'animaux. Ils nous voient ignoblement asservis, sans cheveux, sans honneur et sans nom, chaque jour battus, chaque jour plus abjects, et jamais ils ne voient dans nos yeux le moindre signe de rébellion, ou de paix, ou de foi. Ils nous connaissent chapardeurs et sournois, boueux, loqueteux et faméliques, et, prenant l'effet pour la cause, nous jugent dignes de notre abjection. Qui pourrait distinguer nos visages les uns des autres ? Pour eux, nous sommes "Kazett", neutre singulier."

le libre-arbitre, concept expliqué par le Maharal de Prague

(Le Maharal est un rabbin pragois, un sage qui érigea le Golem.)

Lors d'une rencontre, le roi demanda au Maharal d'expliquer le concept du libre-arbitre. Coment affirmer que l'homme est libre de choisir lorsque Dieu sait à l'avance ce qu'il s'apprête à faire ? "C'est très simple", dit le Maharal. "Avec votre permission, nous allons quitter la ville. Une fois en dehors des remparts, je prédirai la route que Votre Majesté empruntera pour son retour. De cette façon, Sire, vous pourrez vérifier par vous-même que ma prédiction n'aura aucune incidence sur ma prédiction, laquelle sera effectuée en toute liberté". Les chevaux du roi furent attelés, et ensemble ils quittèrent Prague. Le Maharal inscrivit quelque chose sur un morceau de papier. Le roi le prit, le plaça dans une enveloppe qu'il scella et qui ne devait pas être décachetée avant son retour. A l'époque, on pouvait pénétrer dans la ville par quatre portes différentes. Mais pour confondre son ami juif le roi décida de n'en emprunter aucune et ordonna qu'on en construisît une cinquième… Sans paraître le moins troublé du monde, le Maharal attendit que le roi ouvre l'enveloppe et lise son contenu : le Maharal y avait inscrit un adage talmudique : les rois pourfendent les murs… "Vous voyez, Majesté, dit le Maharal, vous aviez le choix et cependant, nos sages savaient…"

Le roi des Aulnes - Michel Tournier

6 mai 1938 !

Ce matin, à la une de tous les journaux, s’étalent les portraits du nouveau cabinet ministériel. Etonnante et patibulaire galerie ! La bassesse, l’abjection et la bêtise s’incarnent diversement en ces vingt-deux visages — qu’on a déjà eu l’occasion d’admirer vingt fois dans d’autres “combinaisons”. La plupart faisant partie d’ailleurs du précédent ministère. Il faut que tu songes à une “constitution sinistre” dont le préambule comporterait les six propositions suivantes :

1- La sainteté est le fait de l’individu solitaire et sans pouvoir temporel.

2- [Ceux qui exercent le pouvoir politique] prennent sur eux toute l’iniquité du corps social, tous les crimes qui sont commis chaque jour en son nom. C’est pourquoi l’homme le plus criminel d’une nation est celui qui occupe la position la plus élevée dans la hiérarchie politique : le président de la république, et après lui, les ministres, et après eux tous les dignitaires du corps social, magistrats, généraux, prélats, tous symboles vivants du magma boueux qui s’appelle l’ordre établi, tous couverts de sang des pieds à la tête.