Le culte ancien des images – j’entends le culte rendu par
les images, non le culte que nous rendons aux images – est toujours prêt à
resurgir. Je croisai l’autre jour un groupe de visiteurs du musée du Quai Branly
qui, dans un silence religieux, buvait les paroles d’un conteur africain. Il
leur expliquait avec passion que le masque Baoulé qu’ils avaient sous les yeux,
le poisson reliquaire, le fétiche à clous du Congo, le crâne surmodelé de
Papouasie, le mannequin funéraire de Mélanésie, dont les formes les faisaient
s’extasier, n’étaient pas des œuvres d’art – et, ajoutait-il avec un certain
regret, le Musée Branly malheureusement les présentait comme tels –, mais des
outils, des instruments, plus destinés à être maniés par ceux qui en avaient le
pouvoir qu’à être vus par le regard de tous, des médiums placés entre le monde
visible et le monde invisible, des armes, enfin, très puissantes, capables de
faire parler les morts, de ressusciter les cadavres, de convoquer les esprits,
de guérir les malades, d’apaiser les malheureux. (…) Ce n’étaient pas des
formes gratuites, c’étaient des objets, investis d’une fonction précise, des
objets sacrés, à la fois bénéfiques et dangereux, et qu’il faudrait d’ailleurs
détruire après usage…
Lesquels de ces bienheureux suspendus à ses lèvres, de ces
néophytes, de ces ravis, si béats devant la culture de « l’Autre »,
si prompts à défendre un universalisme « sans frontières »,
savaient-ils que la tradition artistique de l’Occident chrétien a multiplié,
des siècles durant, des œuvres possédant les mêmes pouvoirs et racontant une
histoire qui, pour n’être pas l’Histoire universelle, s’adressait pourtant à
l’homme en son entier ? (…)
Longtemps eu Europe, la croyance aux pouvoirs fastes ou
néfastes des images peintes ou sculptées a persisté. Se souvient-on qu’au XVe
siècle, ou au début du XVIe, dans la très savante Italie, on croyait encore aux
pouvoirs magiques de la tavoletta, la
petite image peinte représentant une scène de la passion du Christ d’un côté,
une scène du martyre de l’autre, que l’on présentait à baiser à l’afflito, le pauvre condamné, en ses
derniers moments ? Non seulement l’image lui enseignait une histoire
sainte supposée l’édifier avant sa mort, mais encore lui offrit réconfort et
consolation. (…)
Longtemps une certaine « magie noire » a été le
versant inquiétant des bénéfices de l’image sainte. Dans le Couronnement de la Vierge de Quarton,
dans la partie inférieure gauche qui dépeint l’Enfer, des mains anonymes ont
autrefois lacéré les effigies des démons qui empêchent les âmes coupables de se
libérer. Les restaurateurs modernes n’ont pas osé effacer ces marques d’une
piété vengeresse.
Aux images consolatrices s’opposaient ainsi les images
d’infamie, les imagini infamanti,
appelées en Allemagne Schandbilder.
C’était punir, in absentia, à travers
la destruction d’une représentation peinte, un homme qui s’était rendu coupable
d’un crime. (…) Tout homme convaincu d’un crime contre l’Etat, crime politique
ou de crime de nature civile, banqueroute frauduleuse, fabrication de fausse
monnaie, etc., devait être représenté sur les murs communaux par exemple, et
soumis à la vindicte populaire.
Quel était le sens exact de ces punitions publiques ?
Allaient-elles jusqu’à la croyance en un pouvoir de magie, voire de
sorcellerie, qui, à travers sa représentation, atteindrait l’intégrité du
personnage représenté ? Ou bien s’agissait-il d’une punition symbolique où
le coupable était représenté défiguré, mutilé, pendu ? C’est en Italie du
nord, et jusqu’à Florence et en Emilie, que cette pratique de l’executio in effigie se répandit, entre
1250 et 1530 environ.
(…)
Ces pouvoirs de l’image, ces prestiges, ces
envoûtements et ces maléfices, nous n’y croyons plus guère. Le musée les a
désenchantés.
Chapitre 1 – la Simonie