jeudi 24 novembre 2016

Le maître du Haut-Château – Philip K. Dick


(1968. La triple entente a gagné la guerre contre les Alliés en 1948, et les Etats-Unis sont partagés : une partie est dominée par l’Allemagne et une autre par le Japon. 
Juliana, belle femme brune mariée à un Juif, se trouve dans un bar fréquenté par des soldats S.S.)



 « Les elfes nordiques S.S., minces et pâles, dans leurs châteaux d’entraînement bavarois. (…) Ce sont juste des cyniques qui ont la foi. Ils ont un problème au cerveau, l’équivalent d’une lobotomie – la mutilation pratiquée par des psychiatres allemands, ce pathétique substitut de psychothérapie.
En fait ils ont un problème avec le sexe. Ils l’ont souillé dans les années 1930, et ça n’a fait qu’empirer depuis. Hitler a commencé avec sa… sa quoi ? sa sœur ? sa tante ? sa nièce ? De toute manière, il y avait déjà de la consanguinité dans la famille ; son père et sa mère étaient cousins. Ils pratiquent tous l’inceste, ils retournent au péché originel en convoitant leur propre mère. C’est pour ça qu’ils ont l’air angéliques, les elfes S.S. d’élite, la blondeur innocente des bébés ; ils se réservent pour maman. Ou les uns pour les autres.
Et qui est leur maman ? Le chef, Bormann, à l’agonie, paraît-il… ou… le Fou ? »
Adolf, enfermé dans un sanatorium quelconque, en proie à la parésie sénile…


vendredi 28 octobre 2016

Une fille comme les autres - Jack Ketchum


[Inspiré d’un fait divers survenu aux Etats-Unis dans les années 60, cette histoire est racontée par un garçon de 12 ans, David. David rencontre Meg, sa nouvelle voisine de 13 ans, et sa jeune sœur Susan, qui vivent chez leur tante Ruth. C’est là que les deux sœurs, après l’accident mortel de leurs parents, ont été placées. Mais Ruth nourrit une colère froide contre elles, contre Meg en particulier, au point d’en faire son souffre-douleur. Pendant tout un été, Ruth la séquestre et entraîne ses 3 fils, puis David et d’autres jeunes du quartier, dans une entreprise de démolition, d’humiliations et de torture à l’encontre de Meg. 
Jack Ketchum décrit l’évolution de la violence, de la manipulation que Ruth opère sur les enfants, et des sentiments de David.

Ici, Meg est enfermée dans l’abri anti-atomique sous la maison pour y subir de nouveaux tourments]


Acculée contre le mur en béton, elle [Meg] encaissait leurs coups, tel un punching-ball. À tour de rôle, ils lui enfonçaient leurs poings dans le ventre. Elle avait dépassé le stade des protestations. Donny la frappa et elle se recroquevilla, les bras croisés sur le ventre, ne laissant échapper que le son de l'air chassé de ses poumons. Sa bouche gardait une expression figée, inflexible. Ses yeux reflétaient une froide concentration.
L'espace d'un instant, elle redevint une héroïne. Seule contre tous.
Mais cela ne dura pas. Parce que, brusquement, il m'apparut clairement qu'elle n'avait d'autre choix que d'encaisser, impuissante. Et de perdre.
Et je me souviens d'avoir songé : Au moins, je ne suis pas à sa place.
Si je l'avais voulu, j'aurais même pu me joindre à eux.
Sur le moment, pensant cela, je ressentis une sensation de puissance.
Depuis, je me suis demandé : Quand est-ce arrivé, quand ai-je été — oui, c'est le mot — corrompu ? Et je reviens toujours à cet instant précis, à ces pensées.
Ce sentiment de puissance.
Il ne me vint pas à l'idée que ce pouvoir m'avait été octroyé par Ruth, et peut-être de manière provisoire. En cet instant, sa réalité ne me paraissait pas pouvoir être mise en cause. Alors que je regardais, la distance entre Meg et moi me sembla soudain considérable, insurmontable. Ce n'était pas tant que toute sympathie à son égard m'avait quittée. Mais pour la première fois, je la voyais comme étant fondamentalement différente de moi. Elle était vulnérable. Moi pas. Je bénéficiais d'un statut privilégié ici. Le sien apparaissait aussi bas que possible. Tout cela était-il inévitable? Je me souvins d'elle me demandant : « Pourquoi est-ce qu'ils ne m'aiment pas ? », et ne de pas l'avoir crue. Je n’avais aucune réponse à lui offrir. Quelque chose m'avait-il échappé ? Un défaut en elle que je n'avais pas remarqué et qui avait prédéterminé tout ceci ? Pour la première fois, je pensai que — peut-être — notre rupture avec Meg pourrait être justifiée.
J'avais besoin de croire cela.

dimanche 4 septembre 2016

L'homme de la montagne - Joyce Maynard


En quarante-quatre ans d'existence, il y a au moins une chose que j'ai apprise sur les filles de treize ans. Cette chose, je la connais pour avoir été l'une de ces adolescentes, et aussi la sœur, l'amie et l'ex-amie de plusieurs autres.
Les filles de treize ans vivent dans deux mondes séparés. Citoyennes de ces deux mondes aussi différents l'un de l'autre que, par exemple, la Croatie et la Papouasie Nouvelle-Guinée, Mercure et Saturne, elles circulent entre eux avec autant de facilité qu'entre les deux rives du Golden Gate Bridge, quand ce n'est pas l'heure de pointe, ou entre North Beach et la Cité de la Splendeur matinale. Même plus facilement pour ce qui est de ce trajet-ci, maintenant que j'y pense.
En partie, une fille de treize ans est encore une enfant, capable de s'amuser comme une folle à enflammer de l'herbe dans une boîte de conserve ou de se tordre de rire en voyant la mine du voi­sin dont elle a tiré la sonnette ouvrir sa porte pour découvrir qu'il n'y a personne. Les filles de treize ans peuvent vraiment croire que la seule raison qui les empêche d'épouser John Travolta, c'est qu'il a déjà une petite amie, que si Peter Frampton le rockeur se fait couper les cheveux, c'est une tragédie, et que recevoir le coup de fil de tel garçon — ou de telle fille — est la chose la plus merveilleuse qui leur soit arrivée. Les filles de treize ans croient aux pères héroïques et aux méchantes belles-mères. Aux paroles des chansons, aux conseils de leurs amies du même âge — et aussi que leur premier amour durera toute la vie. 
Leur corps (en tout cas le mien, à l'époque) peut ressembler davantage à celui d'un garçon qu'à celui d'une fille, mais ce qui se passe à l'intérieur n'est absolument pas comparable. L'utérus se remplit de sang. Le désir d'une étreinte peut se révéler aussi brûlant que le feu. 
Et puis il y a tous ces œufs — une provision pour toute leur vie de femme, leur dit-on — entassés dans leurs ovaires depuis leur naissance, dans l'attente que leurs autres organes arrivent à maturité, et qu'elles puissent les couver. Une fille de treize ans sait cela : son corps peut fabriquer un bébé. Simplement qu'est-ce qu'elle en ferait ? Une partie d'elle-même aime toujours jouer à la poupée. Une autre est fascinée par ce nouveau don. La troisième : horrifiée. 
La fille de treize ans déteste sa mère. Adore son père. Déteste son père. Adore sa mère. Alors quoi ? 
Les filles de treize ans sont grandes et petites, grosses et maigres. Ni l'un ni l'autre, ou les deux. Elles ont la peau la plus douce, la plus parfaite, et parfois, en l'espace d'une nuit, leur visage devient une sorte de gâchis. Elles peuvent pleurer à la vue d'un oiseau mort et paraître sans cœur à l'enterrement de leurs grands-parents. Elles sont tendres. Méchantes. Brillantes. Idiotes. Laides. Belles. 
Quant au sexe... Le sexe est une chose répugnante, effrayante et irrésistible. Une fille de treize ans ne veut pas penser au sexe. Elle ne pense qu'à cela. 
Pour elle, tout est tragique. Sa sensibilité est dix fois plus exacerbée que celle des adolescentes de quinze ans et des gamines de dix ans. Avoir ses règles — ou ne pas les avoir, comme ce fut mon cas —, c'est posséder le plus mystérieux des secrets. On peut donc se balader, comme si rien d'inhabituel ne se passait, alors que tout ce sang coule entre vos jambes ? Personne ne dit rien. Elle seule le sait. 
Elle ouvre les tiroirs des gens chez qui elle fait du baby-sitting à la recherche de l'attirail contraceptif — détache l'emballage d'un préservatif et souffle dedans jusqu'à ce qu'il explose, puis le fourre dans sa poche, ni vu ni connu — et si elle trouve dans la penderie une robe ou un corsage qui l'intéresse, elle peut même l'essayer. 

samedi 9 juillet 2016

Malaise dans les musées – Jean Clair, 2007

Le culte ancien des images – j’entends le culte rendu par les images, non le culte que nous rendons aux images – est toujours prêt à resurgir. Je croisai l’autre jour un groupe de visiteurs du musée du Quai Branly qui, dans un silence religieux, buvait les paroles d’un conteur africain. Il leur expliquait avec passion que le masque Baoulé qu’ils avaient sous les yeux, le poisson reliquaire, le fétiche à clous du Congo, le crâne surmodelé de Papouasie, le mannequin funéraire de Mélanésie, dont les formes les faisaient s’extasier, n’étaient pas des œuvres d’art – et, ajoutait-il avec un certain regret, le Musée Branly malheureusement les présentait comme tels –, mais des outils, des instruments, plus destinés à être maniés par ceux qui en avaient le pouvoir qu’à être vus par le regard de tous, des médiums placés entre le monde visible et le monde invisible, des armes, enfin, très puissantes, capables de faire parler les morts, de ressusciter les cadavres, de convoquer les esprits, de guérir les malades, d’apaiser les malheureux. (…) Ce n’étaient pas des formes gratuites, c’étaient des objets, investis d’une fonction précise, des objets sacrés, à la fois bénéfiques et dangereux, et qu’il faudrait d’ailleurs détruire après usage…
Lesquels de ces bienheureux suspendus à ses lèvres, de ces néophytes, de ces ravis, si béats devant la culture de « l’Autre », si prompts à défendre un universalisme « sans frontières », savaient-ils que la tradition artistique de l’Occident chrétien a multiplié, des siècles durant, des œuvres possédant les mêmes pouvoirs et racontant une histoire qui, pour n’être pas l’Histoire universelle, s’adressait pourtant à l’homme en son entier ? (…)

Longtemps eu Europe, la croyance aux pouvoirs fastes ou néfastes des images peintes ou sculptées a persisté. Se souvient-on qu’au XVe siècle, ou au début du XVIe, dans la très savante Italie, on croyait encore aux pouvoirs magiques de la tavoletta, la petite image peinte représentant une scène de la passion du Christ d’un côté, une scène du martyre de l’autre, que l’on présentait à baiser à l’afflito, le pauvre condamné, en ses derniers moments ? Non seulement l’image lui enseignait une histoire sainte supposée l’édifier avant sa mort, mais encore lui offrit réconfort et consolation. (…)
Longtemps une certaine « magie noire » a été le versant inquiétant des bénéfices de l’image sainte. Dans le Couronnement de la Vierge de Quarton, dans la partie inférieure gauche qui dépeint l’Enfer, des mains anonymes ont autrefois lacéré les effigies des démons qui empêchent les âmes coupables de se libérer. Les restaurateurs modernes n’ont pas osé effacer ces marques d’une piété vengeresse.
Aux images consolatrices s’opposaient ainsi les images d’infamie, les imagini infamanti, appelées en Allemagne Schandbilder. C’était punir, in absentia, à travers la destruction d’une représentation peinte, un homme qui s’était rendu coupable d’un crime. (…) Tout homme convaincu d’un crime contre l’Etat, crime politique ou de crime de nature civile, banqueroute frauduleuse, fabrication de fausse monnaie, etc., devait être représenté sur les murs communaux par exemple, et soumis à la vindicte populaire.
Quel était le sens exact de ces punitions publiques ? Allaient-elles jusqu’à la croyance en un pouvoir de magie, voire de sorcellerie, qui, à travers sa représentation, atteindrait l’intégrité du personnage représenté ? Ou bien s’agissait-il d’une punition symbolique où le coupable était représenté défiguré, mutilé, pendu ? C’est en Italie du nord, et jusqu’à Florence et en Emilie, que cette pratique de l’executio in effigie se répandit, entre 1250 et 1530 environ.
(…)
Ces pouvoirs de l’image, ces prestiges, ces envoûtements et ces maléfices, nous n’y croyons plus guère. Le musée les a désenchantés.
Chapitre 1 – la Simonie

samedi 16 avril 2016

Le sanglot de l'homme noir - Alain Mabanckou, 2012



Chapitre : les soleils des indépendances

Je suis né après les soleils des indépendances, mais Ils furent si incandescents, cramant toute la flore africaine, asséchant les cours d'eau et repoussant la faune au cœur de la brousse, que j'ai hérité d'un teint qui rappelle leur chaleur, et surtout la liesse, ces effusions interminables tandis que retentissait la voix du musicien congolais Grand Kalle chantant Indépendance Cha Cha. J'ai vu des images en noir en blanc de cette période. La fierté d'antan était ainsi de retour. Le Nègre pouvait assumer son histoire, choisir son chemin, ne plus courber l'échine. Sur les photos que me montrait mon père, je revois Lumumba descendre de l'avion à l'aéroport de Kinshasa, accueilli par une foule immense. Ses grosses lunettes. Sa chevelure, avec une raie au milieu. Il est grand, souriant. Il vient de discuter avec les Belges. Son discours adressé aux anciens colonisateurs n'était pas prévu, mais il a pris la parole de manière intempestive. Il a d'ailleurs écrit son texte à la hâte pendant que les autres se relayaient à la tribune. Il est hors de lui car, en ce 30 juin 1960, le roi Baudouin n'a, en somme, prononcé qu'un éloge de la colonisation. La Belgique aurait tout apporté aux Congolais, qui lui devront une reconnaissance sans mesure. La Belgique aurait décidé d'elle-même d'accorder l'indépendance au Congo. Lumumba piaffe d'impatience pendant que le roi parle, et il griffonne avec de plus en plus de frénésie. Il sait que les mots qui sortiront de sa bouche jetteront de l'huile sur le feu. Il se lève, surprend le service du protocole et lâche :
« Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des Nègres...
« Qui oubliera, enfin, les fusillades où périrent tant de nos frères, ou les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient pas se soumettre à un régime d'injustice, d'oppression et d'exploitation ? »
Deux conceptions de l'histoire s'opposent. Celle du colon, qui justifie, et celle du colonisé, qui condamne. C'est connu : le chasseur et le gibier n'auront jamais la même vision d'une partie de chasse.

Un papa de sang - Jean Hatzfeld, 2015


En Afrique, le temps polit les histoires à l’aide de mots merveilleux. Plus elles datent, plus elles brillent.
Immaculée Feza, 16 ans.

Jean Hatzfeld par R.Frankenberg
Le génocide nous enseigne des leçons dont se prive volontiers un jeune. On use sa psychologie avec des questions sur les inimitiés entre les ethnies. On devient plus précoce en sombres pensées. Enfant, il nous oblige à nous cogner sur les difficultés extraordinaires de la vie. Il nous pousse à renoncer aux excès et aux fanfaronnades. À limiter nos envies. Il gâche la naïveté de l’enfant. Moi, j’ai grandi en entendant sur le chemin : « Son papa est grand tueur, il tuera à son tour, ça lui coule dans les veines ». Ces paroles incitent l’enfant à endosser des fardeaux trop pesants, comme se cacher derrière les broussailles ou travailler sur la parcelle sans force dans les bras. Ça oblige à prier pour les péchés des adultes.
Jean-Pierre Habimana, 19 ans. Fils d’Alphonse Hitiyaremye, ancien détenu hutu

Prête à tout – Joyce Maynard, 1993

Suzanne Maretto 
[personnage principal du roman, cette jeune femme est coupable du meurtre de son époux, considéré comme un obstacle dans sa course au succès]
Un jour, j’ai entendu un truc dans une émission de télé qui m’a fait réfléchir ; je crois bien que c’est Cher qui a dit ça. Est-ce parce qu’une femme s’habille bien et se rase les jambes plus d’une fois par an qu’elle est forcément superficielle ?
De toute évidence, Cher est quelqu’un qui me ressemble beaucoup et en écoutant cette émission, j’ai découvert que c’était en réalité une femme très spirituelle. Elle a dit aussi cette chose que je n’ai jamais oubliée. En fait, c’était une question : « Si un arbre tombe dans une forêt, là où il n’y a personne pour le voir, est-il vraiment tombé ? »
J’ai beaucoup réfléchi à ça. A quoi bon faire quelque chose si personne ne vous voit ? Ça n’a pas plus de sens qu’un formidable repas sur une table, sans personne pour le manger. Cela me rappelle un article que j’ai lu dans le National Enquirer — un magazine que je n’ai pas l’habitude de lire, mais il n’y avait que ça chez l’esthéticienne ce jour-là — au sujet de ce pasteur dans le Nevada qui faisait des sermons tous les dimanches depuis des années alors qu’il ne restait plus aucun fidèle dans sa paroisse. Si vous voulez mon avis, ce n’est pas une preuve de sainteté. C’est débile.
Selon moi, tout ce que font les gens à travers le monde, c’est pour avoir un public, pour que quelqu’un les voie. Prenez les artistes, ils aiment exposer leurs œuvres dans les musées, non ? Et généralement, les musiciens aiment que les écoutent leur musique. S’il n’y a personne, c’est un peu comme l’arbre qui tombe dans la forêt. Vous me suivez ?

La lucidité – José Saramago, 2004

Il est courant en ce bas monde et à cette époque où nous trébuchons en avançant à l’aveuglette que nous nous heurtions au prochain coin de rue à des hommes et des femmes prospères, dans la fleur de l’âge, qui, ayant connu à dix-huit ans les habituels printemps riants et ayant été aussi, et peut-être surtout, de fougueux révolutionnaires bien décidés à éliminer le système mis en place par leurs parents pour le remplacer enfin par le vert paradis de la fraternité, se trouvent aujourd’hui installés confortablement et avec une fermeté aussi grande dans des convictions et des pratiques qui, après être passés par de nombreuses variantes d’un conservatisme modéré pour échauffer et assouplir leurs muscles, ont fini par déboucher sur l’égoïsme le plus effréné et le plus réactionnaire. Pour utiliser des mots moins solennels, ces hommes et ces femmes crachent, devant le miroir de leur vie, tous les jours à la figure de ce qu’ils ont été le glaviot de ce qu’ils sont devenus.

Paris, 15 promenades sociologiques – Michel Pinçon & Monique Pinçon-Charlot, 2009.

Boulevard Saint-Germain : les symboles résistent.
Emporio Armani à droite, boutique Cartier à gauche, le promeneur à l’entrée de la rue de Rennes pourrait se croire avenue Montaigne ou rue du Faubourg Saint-Honoré. Aussi commence-t-on dans le quartier à parler de carré d’or pour désigner cette intrusion massive du luxe. On assiste à un véritable tir groupé, dans la logique de cet univers où se distinguer des collègues par une adresse atypique revient à prendre le risque de la marginalisation. La clientèle est par définition étroite et ne tolère l’originalité que dans le respect des canons de la transgression que représente la mode.  L’installation du luxe à Saint-Germain-des-Près suppose donc que certaines conditions soient remplies et que l’obstacle rédhibitoire d’une vie intellectuelle critique soit levé. Le triomphe de l’idéologie néolibérale a aussi pour effet d’installer Armani, Cartier, Dior sur les vestiges de Vian, Prévert, Picasso et Sartre.
Ch. 3 – Le luxe à la conquête de Saint-Germain-des-Prés

Une rue du Faubourg Saint-Antoine banalisée, des cours préservées.
Le terme gentrification est plus juste pour désigner la transformation des quartiers populaires de l’est parisien que celui d’embourgeoisement. « Gentrification » présente l’avantage de désigner, dans la littérature sociologique anglo-saxonne, « un phénomène à la fois physique, social et culturel en œuvre dans les quartiers populaires, dans lesquels une réhabilitation physique des immeubles dégradés accompagne le remplacement des ouvriers par des couches moyennes [Jean-Pierre Lévy, article « Gentrification », dictionnaire de l’habitat et du logement, Paris, Armand Colin, 2002].
Du côté du 11ème, on a l’esprit Bastille. Du côté 12è, très vite, c’est Aligre, avec son marché, et sa « commune » qui organise des fêtes populaires. (…) Dans les cours pavées où le lierre pousse en abondance, de hauts vélos hollandais équipés de paniers d’osier signalent un mode de vie qui mime le populaire pour mieux s’en distinguer.
Il en est ainsi de la cour du Bel-Air, au 56, avec ses pavés, ses lilas, sa vigne vierge et son citronnier… »
Ch. VII – La (re)prise de la Bastille

Des os dans le désert – Sergio Gonzáles Rodríguez

Le 15 mai, dans une zone désertique des environs de Ciudad Juárez, on découvrit le corps d’une autre jeune femme cruellement meurtri, dont on avait abusé sexuellement. Le corps de la victime était décharné, à demi nu, mais les traces de strangulation étaient encore visibles. Il avait été exposé pendant quinze jours dans le lit d’un ruisseau et fut trouvé par un paysan qui s’était rendu dans cet endroit afin d’y rechercher des animaux égarés.
L’organisation locale Femmes contre la violence exigea qu’on constitue une équipe spécialisée afin d’enquêter sur ces crimes. Celle-ci devait comprendre un personnel technique incluant des chimistes, des anthropologistes et des criminologues.
On comptait deux fillettes parmi les dernières victimes. Au mois de juin, deux adolescentes de 15 ans disparaissaient.
Les autorités fédérales et celles de l’État du Chihuahua tentèrent de minimiser les faits. Quelques jours avant la découverte des corps, le président de la République, Ernesto Zedillo Ponce de León, s’était rendu à Ciudad Juárez sans faire la moindre déclaration concernant les homicides de femmes et la violence dont celles-ci étaient victimes à la frontière.
Les médias non plus ne semblaient pas accorder beaucoup d’importance aux crimes de nature misogyne commis à Ciudad Juárez.
Les autorités de l’État de Chihuahua avaient inculpé certains individus au terme de procès bancals dès le départ (pressions exercées sur les témoins, preuves nulles ou fragiles, fausses déclarations, négligences dans les pratiques criminalistes, etc.).
Mais le pire, c’est qu’en dépit de toutes ces accusations, de nouveaux corps continuaient d’apparaître. Le mépris, l’amnésie des autorités étaient devenus des arguments politiques. Pendant ce temps, les « féminicides » se poursuivaient.

Le meilleur des mondes - Aldous Huxley, 1932

Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s'y prendre de manière violente. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l'idée même de révolte ne viendra même plus à l'esprit des autres. L'idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées.
Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière
drastique l'éducation, pour la ramener à une forme d'insertion professionnelle.
Un individu inculte n'a qu'un horizon de pensée limitée, et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter.
Il faut faire en sorte que l'accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l'information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif.
Surtout pas de philosophie. Là encore il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des informations et des divertissements flattant toujours l'émotionnel ou l'instinctif.
On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d'empêcher l'esprit de penser.
On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant sociale, il n'y a rien de mieux.
En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l'existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d'entretenir une constante apologie de la légèreté : de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain est le modèle de la liberté.
Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur. L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu.
Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutienne devront ensuite être traités comme tels. On observe cependant qu’il est très facile de corrompre un individu subversif : il suffit de lui proposer de l’argent et du pouvoir.

Plan B. – Chester Himes, 1983 (roman inachevé)

édition chez Lieu commun

Le massacre de la huitième avenue avait profondément ébranlé la communauté blanche. Le carnage auquel s’étaient livrés ses propres fonctionnaires, ses gardiens de l’ordre avait été un tel traumatisme qu’on en oublia ce qui l’avait déclenché : l ‘assassinat de cinq policier blancs par un nègre fou. On oublia celui qui avait livré le premier l’assaut meurtrier, et la prédisposition à la culpabilité était telle qu’on endossa collectivement la responsabilité du crime. Les blancs, contre toute raison objective, sombrèrent dans la honte et le remords coupable.
Les têtes blondes se couvrirent de cendres et les corps blancs se voilèrent de deuil. La communauté se vautra dans un bain de remords. Son désir de rachat chercha une forme physique dans laquelle il pût s’incarner et la trouva dans le besoin d’une orgie expiatoire. Cherchant la rédemption, la communauté blanche accepta de sacrifier ses femmes ; mieux encore, elle les offrit en victimes aux premiers nègres qui passaient. Les femmes, quant à elles, acceptèrent le sacrifice, mais s’en montrèrent bientôt avides. Les Blanches, y compris les plus vertueuses, découvrirent tout à coup les vertus de leur sexe.

Le démon – Hubert Selby Jr, 1976


La vie de Harry n’était plus désormais qu’une série de petits compromis, d’accommodements avec la morale et d’adaptations successives à la situation. Pour continuer à vivre, il lui fallait prendre conscience de la réalité et s’y résigner à contrecœur, non sans déchirement d’ailleurs, et cette prise de conscience l’obligeait à mentir, ce qui entraînait d’autres mensonges, d’autres accommodements et d’autres réévaluations. Ce n’était pas avec la morale généralement admise que Harry se voyait contraint de faire des compromis, mais avec son éthique personnelle. C’était là la source du conflit qui l’agitait, de la douleur qu’il ressentait.
Ce qui était le plus pénible dans cette évolution, et qui était la cause essentielle de la confusion qu’il éprouvait, était que Harry se devait de nier jusqu’à l’existence de ces compromis et de ces mensonges. Il fallait à tout prix qu’il continue de penser que tout allait bien, que tout ce qui lui arrivait était normal, que tous ces événements étaient la conséquence naturelle de la tension qui s’accumulait en lui dans le cadre de son travail.
Après tout il avait réussi...

"Sagesse des Indiens d’Amérique"

Dans notre mode de vie, dans notre gouvernement, à chaque décision que nous prenons, nous pensons toujours à la Septième Génération à venir. Il nous incombe de veiller à ceux qui viennent après nous, à ce que les générations à venir vivent dans un monde qui ne soit pas pire que le nôtre, et, si possible, meilleur. Lorsque nous marchons sur notre Mère la Terre, nous posons nos pieds avec délicatesse, parce que nous savons que les générations futures nous regardent de sous l’écorce terrestre. Nous ne les oublions jamais.

Oren Lyons (Onondaga), 1990.
       Sagesse des Indiens d’Amérique (textes sélectionnés par Joseph Bruchac)
       Paris : La Table ronde, 1995. 

Homo-ghetto, Franck Chaumont, 2009


     Si elle n'était que l'héritage et le prolongement de l'homophobie qui a cours dans les pays d'origine, l'homophobie de nos banlieues devrait progressivement s'atténuer. Or, tandis que l'homosexualité se normalise, voire impose ses codes esthétiques et culturels dans les centres-villes, celle de cités-ghettos s'enferme toujours davantage dans le déni, l'intolérance et la clandestinité. Comment expliquer cela ?

vendredi 1 avril 2016

Le maître et l'ignorant - Jacques Rancière, 1987

Les séances d'improvisation. C'était là un exercice essentiel de l'enseignement universel : apprendre à parler sur tout sujet, à brûle-pourpoint, avec un commencement, un développement et une fin. Apprendre à improviser, c'était d'abord  apprendre à se vaincre, à vaincre cet orgueil qui se farde d'humilité pour déclarer son incapacité à parler devant autrui — c'est-à-dire son refus de se soumettre à son jugement.
  chapitre II - la leçon de l'ignorant

Le spectateur émancipé – Jacques Rancière, 2008

Les réformateurs du théâtre ont reformulé l’opposition platonicienne entre chorée et théâtre comme opposition entre vérité du théâtre et simulacre du spectacle. Ils ont fait du théâtre le lieu où le public passif des spectateurs devait se transformer en son contraire : le corps actif d’un peuple mettant en acte son principe vital. […]
Telle est la première conviction que les réformateurs théâtraux partagent avec les pédagogues abrutisseurs : celle du gouffre qui sépare deux positions. Même si le dramaturge ou le metteur en scène ne savent pas ce que qu’ils veulent que le spectateur fasse, ils savent au moins une chose : ils savent qu’il doit faire une chose, franchir le gouffre qui sépare l’activité de la passivité.
Mais ne pourrait-on pas inverser les termes du problème en demandant si ce n’est pas justement la volonté de supprimer la distance qui crée la distance ? Qu’est-ce qui permet de déclarer inactif le spectateur assis à sa place, sinon l’opposition radicale préalablement posée entre l’actif et le passif ? Pourquoi identifier regard et passivité, sinon par le présupposé que regarder veut dire se complaire à l’image et à l’apparence en ignorant la vérité qui est derrière l’image et la réalité à l’extérieur du théâtre ? Pourquoi assimiler écoute et passivité sinon par le préjugé que la parole est le contraire de l’action ? Ces oppositions – regarder/savoir, apparence/réalité, activité/passivité – sont tout autre chose que des oppositions logiques entre termes bien définis. Elles définissent proprement un partage du sensible, une distribution a priori des positions et des capacités et incapacités attachées à ces positions. Elles sont des allégories incarnées de l’inégalité. C’est pourquoi l’on peut changer la valeur des termes, transformer le « bon » terme en mauvais et réciproquement sans changer le fonctionnement de l’opposition elle-même. Ainsi l’on disqualifie le spectateur parce qu’il ne fait rien, alors que les acteurs sur la scène ou les travailleurs à l’extérieur mettent leur corps en action. […]
L’émancipation, elle, commence quand on remet en question l’opposition entre regarder et agir, quand on comprend que les évidences qui structurent ainsi les rapports du dire, du voir et du faire appartiennent elles-mêmes à la structure de la domination et de la sujétion. Elle commence quand on comprend que regarder est aussi une action qui confirme ou transforme cette distribution des positions. Le spectateur aussi agit, comme l’élève ou le savant. Il observe, il sélectionne, il compare, il interprète. Il lie ce qu’il voit à bien d’autres choses qu’il a vues sur d’autres scènes, en d’autres sortes de lieux. Il compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui.

jeudi 31 mars 2016

La croisade de Lee Gordon – Chester Himes (2)

Bart n’était pas arrivé à cette conclusion à force de raisonnements — d’ailleurs, il ne résonnait jamais et se fiait uniquement aux formules marxistes qu’il se rappelait — mais grâce à son intuition. C’était cette même intuition qui lui avait permis de gravir les échelons de la hiérarchie communiste, intuition innée, propre à sa race, et qui compense, grâce à une sorte de sixième sens, l’infériorité à laquelle elle est réduite.
En effet, comme bien des Nègres, Bart était doué d’un mécanisme mental qui lui permettait de s’accorder avec ses maîtres plus sûrement et plus rapidement qu’en recourant à la logique. Tarder, ne pas être d’accord provoque toujours les coups de fouet, les coups de pied et les injures : aussi l’esclave devinait-il les intentions de ceux qui le dominaient. Comme un chien, trottant devant son maître, choisit la bonne voie aux carrefours, ces Nègres savent spontanément quel parti prendre dans une discussion. Voilà pourquoi Bart était arrivé à la présidence du parti, plus facilement qu’un intellectuel n’y serait parvenu. Ce dernier aurait pataugé sur les sentiers bourbeux de la logique, alors que Bart prenait les raccourcis et sautait d’instinct vers le but, avant même que les autres aient réussi à s’orienter. Quoique d’intelligence fruste, il passait donc pour un brillant leader.
Mais il payait son succès par le dégoût de soi-même.
Chapitre 21

La croisade de Lee Gordon – Chester Himes – 1947 (1)

[Etats-Unis, années 40. Lee Gordon est un jeune Noir recruté par un syndicat américain qui souhaite toucher les travailleurs Noirs. Il fait connaissance de Abe "Rosie" Rosenberg, syndicaliste Juif, qui devient son ami. Conversation au restaurant entre Rosie et Lee.]

     Il ne t’arrive jamais, Lee, de soupçonner que tous les habitants de la terre ne cherchent pas forcément à t’humilier ? La plupart des gens pensent à autre chose et n’ont même pas le temps de songer à toi.
     Rosie, je voudrais te croire, mais je suis sûr qu’en Amérique il n’en est pas ainsi.
     Mais non, penses-tu ! »
On leur apporta de la soupe, et Rosie commanda deux autres Martini. « Tu m’étonnes, Lee, dit-il. Quoique tu ne sois pas un Nègre du Vieux-Sud, tu parais éprouver une animosité délirante pour tout ce qui est blanc. C’est anormal.
     Toi aussi, Rosie, tu me parais anormal, tu ne te conduis pas comme la plupart des Juifs. D’abord, tu avoues en être un, ce qui n’est pas si fréquent. Et puis, presque tous les Juifs que je connais se seraient efforcés, en entrant dans ce restaurant, de donner l’impression que je t’accompagne en tant que domestique ou quelque chose dans ce goût-là.
     Tu divagues.
     Et toi, tu te crois être un Juif typique ?
      Il n’existe pas de Juif typique. On emploie cette formule pour cacher la réalité, de même que lorsqu’on parle du nègre-type. Il n’en existe pas. Moi je suis surtout communiste et ensuite Juif. C’est peut-être pourquoi j’accepte l’idée d’être juif. A mes yeux, ce n’est pas le hasard de ma naissance qui m’a fait tel que je suis, mais des siècles d’hérédité. N’oublie pas que nous sommes opprimés nous aussi. S’avouer Juif dans une société dominée par les Gentils n’est pas très agréable.
     Peut-être. Mais le nier n’arrange rien. Puisque vous êtes opprimés, vous devriez être les premiers à tendre la main aux Nègres.